Un entretien avec Jean Leyder, directeur de l’Administration des bâtiments publics, sur les défis de construire pour l’État, la lourdeur des procédures et la précision de IM Pei

Énergie, efficacité et esthétique

d'Lëtzebuerger Land vom 23.12.2010

d’Lëtzebuerger Land : L’Administration des bâtiments publics fête son centenaire avec un livre situant son évolution dans l’histoire du XXe siècle et reprenant la genèse des principaux bâtiments de l’État. Le premier bâtiment choisi est celui de l’Orangerie de Mondorf-les-Bains... Or, l’État avait déjà construit avant 1910. Quel fut le principal changement à ce moment-là ?

Jean Leyder : Avant la loi du 19 mars 1910, l’architecte de l’État était attaché au ministère des Travaux publics ; avec cette loi, un véritable Service de l’architecte de l’État, plus autonome, fut créé, avec, à sa tête, Sosthène Weis, dont beaucoup de gens connaissent surtout la peinture. Or, il présida pendant dix ans aux activités de ce service et construisit les premiers bâtiments dont il avait la charge. La principale mission du service était l’entretien des bâtiments appartenant à l’État et ceux des communes – qui, plus tard, sont devenues responsables de leur propre patrimoine.

Comment vos missions ont-elles évolué en cent ans et quelles sont-elles ?

Nous agissons toujours comme maître d’ouvrage pour les constructions de l’État, qu’elles soient culturelles, administratives, éducatives ou sociales. Cette mission incombe à notre Division des travaux neufs. Or, contrairement aux débuts, nous ne concevons plus guère nous-mêmes ces bâtiments, mais nous travaillons avec des fournisseurs privés : architectes, ingénieurs et autres spécialistes. Notre rôle est alors un rôle de coordination et de supervision, avec une attention particulière pour les trois facteurs budget, calendrier et qualité.

Un deuxième grand volet est celui de l’entretien du patrimoine de l’État : notre Division de la gestion du patrimoine gère quelque 1 650 bâtisses, qui vont du petit poste douanier à un grand bâtiment complexe comme le Mudam, ainsi que leurs jardins ou extérieurs. Le nombre de charges que nous assurons pour chacun de ces bâtiments dépend du statut de l’occupant, s’il s’agit d’un établissement public ou d’un institut sous « gestion séparée ». Dans ce contexte, nous réalisons les travaux de rénovation ou de transformation qui soit s’imposent pour des raisons de vétusté, d’efficacité énergétique ou de sécurité, soit sont demandés par l’occupant, lorsque celui-ci change par exemple la fonction d’un espace ou pour le rafraîchir tout simplement. Néan-moins, nous n’avons ni les moyens humains, ni les moyens budgétaires pour tout faire en même temps, donc il nous faut fixer des priorités selon des critères objectifs.

En outre, nous faisons des expertises de bâtiments que l’État veut vendre, acheter ou louer et nos services sont également en charge des déménagements des services de l’État. Et, mission peut-être plus inattendue, l’ABP organise aussi la logistique des grandes réceptions ou fêtes officielles.

Vous parlez d’un manque de moyens : pourtant vous avez 180 collaborateurs maintenant, et vous gérez un budget de 400 millions d’euros... Ce n’est pas rien.

Une partie des collaborateurs sont des ouvriers – menuisiers, serruriers, jardiniers ou mécaniciens –, qui assurent l’entretien quotidien. Outre l’équipe centrale, nous avons des antennes à Diekirch pour le nord, à Colmar-Berg, pour le château du grand-duc, et au Kirchberg, pour les infrastructures européennes. L’entretien du patrimoine est organisé par six équipes, dirigées chacune par un architecte – mais en tout, il y a à peu près douze millions de mètres cubes à gérer, ce qui est énorme. Rien que les grands lycées que nous gérons représentent une charge de travail considérable.

Qu’est-ce qui change lorsque l’État est le maître d’ouvrage par rapport à une personne privée ?

C’est évident : lorsque vous construisez une maison pour votre utilisation privée, vous décidez tout seul ce que vous faites de votre argent. Mais nous agissons pour le compte de l’État, donc l’intérêt public, avec l’argent du contribuable, il est donc essentiel de l’investir de la manière la plus efficace possible. Cela commence par le choix de l’architecte, que nous faisons soit sur concours, soit, s’il s’agit d’un projet de moindre envergure, par un appel à candidatures. Puis il y a les procédures, très strictes, concernant les marchés publics, qui nous imposent de faire jouer la concurrence. Pour toute dépense dépassant les 100 000 euros, nous devons faire des soumissions publiques, ce qui prend beaucoup de temps – en règle générale, au moins huit mois s’écoulent entre la décision de faire un investissement et le choix du fournisseur. Nous constatons que cette procédure devient de plus en plus lourde, parce que la concurrence est rude et les entreprises qui ne décrochent pas le marché contestent souvent les décisions devant les juridictions administratives, ce qui allonge encore les délais. Une dernière différence par rapport au privé se situe du côté des fonctions des bâtiments : quel privé construirait une école, une prison ou une philharmonie chez soi... ?

Et les principaux problèmes ? Selon le discours politique, il deviendrait de plus en plus difficile de construire des infrastructures publiques...

Le premier obstacle d’un chantier est celui du terrain sur lequel on peut construire : trouver des parcelles qui s’y prêtent, qui soient constructibles selon les plans d’aménagement, et des propriétaires qui soient prêts à vendre. Une fois les terrains acquis, on commence les procédures, qui sont les mêmes pour l’État que pour un promoteur privé et prennent beaucoup de temps : enquête commodo/incommodo, classification du terrain, autorisation de construire... Comme nous estimons que l’État doit être exemplaire dans ses projets, nous faisons beaucoup d’efforts sur le plan de l’efficacité énergétique des bâtiments par exemple, mais aussi en ce qui concerne la bonne gouvernance des deniers publics. L’encadrement des équipes d’architectes et d’ingénieurs, mais aussi des différents corps de métier prend alors beaucoup de temps. Le respect du calendrier joue également un rôle primordial.

Justement, en ce qui concerne l’efficacité énergétique des bâtiments de l’État : le ministre Claude Wiseler a estimé, lors de l’inauguration officielle de vos nouveaux ateliers que désormais, ces considérations énergétiques l’emportaient sur d’autres, notamment l’esthétique...

Il s’agit d’un processus que nous avons entamé en 2000, lorsque le gouvernement nous a chargés, dans le cadre du « plan sectoriel lycées », de construire six nouveaux lycées en six ans. Nous nous sommes alors dit que ce serait irrationnel de refaire le même travail d’élaboration des espaces six fois et avons standardisé le programme de construction pour un lycée, ces standards concernant par exemple le volume d’une salle de classe pour autant d’élèves. Le concept énergétique faisait dès le début partie de ces réflexions, nous l’avons développé avec un expert suisse, avec lequel nous avons défini les meilleurs matériaux pour arriver à une bonne efficience énergétique. Comme les lycées constituent cinquante pour cent de notre budget de construction, nous avons acquis beaucoup d’expérience dans le domaine depuis lors, depuis le premier lycée de ce type à Redange, et nous transmettons même ce savoir aux architectes pour les projets suivants.

Les idées maîtresses sont simples : utiliser d’abord les matériaux les plus écologiques, dont la production dévore le moins d’énergie et qui soient recyclables. Puis nous voulons exploiter autant que faire se peut les qualités d’isolation thermique du matériau de construction et utiliser le moins possible de technique pour chauffer ou refroidir un espace – ainsi, on peut aérer un lycée la nuit au lieu de le ventiler techniquement. Après le Lycée de Redange, nous avons déjà appliqué ces techniques à des bâtiments préfabriqués et allons désormais aussi le faire dans les nouveaux bâtiments administratifs. Dans deux projets-pilotes, nous allons même plus loin encore et concevons des bâtiments « énergie plus », c’est-à-dire qui produisent plus d’énergie qu’ils n’en utilisent. Ceci dit, nous essayons, au-delà de ces considérations matérielles, de réaliser la meilleure architecture possible, qui soit simple, fonctionnelle, rationnelle et réalisée avec les moyens financiers disponibles.

L’État luxembourgeois assure aussi des missions de maître d’ouvrage pour le compte des institutions européennes installées au Luxembourg, que ce soit la Cour de justice, qui a terminé sa quatrième extension l’année dernière, l’École européenne, dont l’annexe est en construction à Mamer, ou le nouveau bâtiment pour la Commission européenne, Jean Monnet 2, dont les résultats du concours ont été rendus publics jeudi dernier. Il s’agit encore une fois d’autres dimensions et d’autres volumes. Est-ce que votre travail change en conséquence ?

Chaque bâtiment européen a son propre modèle de planification et ce qu’on nous demande de faire, cela peut se limiter à l’encadrement de la première phase, à savoir l’organisation éventuelle d’un concours et le suivi des procédures d’autorisation, jusqu’à l’avant-projet définitif, comme ce fut le cas pour le Parlement européen, ou inclure encore le suivi du chantier, comme pour la Cour de justice ou maintenant la Commission. Ces conditions sont fixées dans le contrat-cadre respectif. L’État luxembourgeois préfinance ces investissements, qui sont remboursés sur vingt ou 25 ans. À terme, les institutions sont propriétaires des bâtiments et l’opération doit être neutre pour l’État. Mais notre métier à nous est par ailleurs le même que pour les autres chantiers.

Contrairement aux premiers architectes-directeurs du service, vous ne construisez pas vous-même – on ne retrouvera donc pas la « patte Jean Leyder » dans la ville. Pourquoi ? Et comment se passe alors la collaboration avec les architectes autochtones, qui sont de plus en plus nombreux ?

Vu le nombre de nos missions et le volume de travail que cela représente, nous n’avons tout simplement plus le temps de concevoir nous-mêmes les grands bâtiments de l’État – nous ne le faisons plus que pour de petites transformations. Mais nous encadrons les architectes, afin d’obtenir une architecture de qualité, qui fonctionne et soit en même temps esthétique. Nous respectons les architectes en tant qu’auteurs, mais ne les craignons pas s’il faut adapter des plans ou changer une façade afin de se conformer à nos critères énergétiques.

En ce qui concerne les architectes autochtones en particulier, je crois pouvoir dire que nous les soutenons, en demandant par exemple à un grand bureau international qui gagne un concours de s’associer à un Luxembourgeois – ne serait-ce que pour des raisons pratiques de gestion du chantier sur place. Cette émulation leur fait du bien. D’ailleurs, nous constatons que régulièrement ces derniers temps, des architectes luxembourgeois remportent des concours ou se classent au moins parmi les premiers.

Quel est votre bâtiment favori, celui que, personnellement, vous appréciez le plus ou dont vous êtes le plus fier de l’avoir réalisé ?

Le Mudam, sans hésitation. Pour son architecture d’abord, la manière dont Ieoh Ming Pei a su allier le langage moderne au patrimoine historique, pour les solutions qu’il a trouvées pour que les deux éléments soient en harmonie. Pour la précision et l’exactitude de son exécution ensuite : les plans d’exécution prévoyaient tout, absolument tout, jusqu’au dessin des joints – et nous avons exécuté ses plans tout aussi parcimonieusement. Je trouve que cela se voit.

10 x 10 Du Service de l’architecte de l’État à l’Administration des bâtiments publics, sous la direction de Jean Leyder ; éditeur : ABP, décembre 2010 ; 208 pages, 35 euros, ISBN : 978-99959-680-0-7 ; en vente en librairies.
josée hansen
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