La valse-hésitation de la ministre Backes sur la publicité de l’application des sanctions en réponse à l’agression russe en Ukraine sème le doute sur leur efficacité et sur la probité du centre financier

Le baptême du feu

d'Lëtzebuerger Land vom 25.03.2022

Catch me if you can Depuis nos salons douillets, on assiste au quotidien, dans la plus grande sidération, à l’écrasement de la population civile ukrainienne par l’armée russe. Les sanctions économiques et financières restent, depuis un mois, à côté de l’envoi (timide) d’armes aux Ukrainiens, la principale mesure de représailles. « Sanktioune ginn Eescht geholl », affirme la ministre des Finances, Yuriko Backes (DP) la semaine passée sur la Radio 100,7. Au Land, elle répète que « les sanctions ont déjà lourdement affaibli l’économie russe et les moyens du président Poutine pour financer cette guerre (en Ukraine) ». Lundi, par voie de communiqué, la ministre en plein baptême du feu renchérit et affirme que « seule une mise en œuvre robuste et cohérente des mesures restrictives permettra de produire les effets recherchés et ainsi faire pression sur les décideurs (russes) ». Mais que valent ces déclarations d’intention et ce satisfecit ? D’abord, l’Union européenne laisse un trou béant dans la raquette en n’excluant pas du système d’informations Swift Gazprombank et Sberbank, banques par lesquelles passent le règlement des factures des quelque quarante pour cent de gaz consommé sur le Vieux continent. 

Puis l’industrie financière offshore ouvre des portes. L’ancien consul honoraire du Luxembourg dans les provinces septentrionales de Vologda et Tcherepovets, de septembre 2006 à mars 2022, en détient les clés. Le consortium international de journalistes ICIJ décrit mardi comment Alexey Mordashov a transféré le contrôle de sa participation dans le géant allemand du tourisme Tui Group à une société-écran des BVIs avec pour bénéficiaire économique Madame Mordashova. Le transfert de sa participation de trente pour cent du capital, représentant une valeur de 1,4 milliard de dollars, est intervenu après la publication de son nom dans la liste des sanctionnés au Journal officiel européen. « It is another example of how Western governments’ inability to put an end to the secrecy provided by the offshore financial system that has allowed the ultra-wealthy to find new ways to protect their funds and avoid public scrutiny and legal actions », écrit l’ICIJ. « The world’s tolerance for anonymous ownership has the potential to defeat everything from taxation to regulation and, of course, sanctions », poursuit le consortium en citant le directeur du collectif Tax Justice Network.

Sans bruit, Alexey Mordashov a disparu de la liste des consuls honoraires du Grand-Duché en Russie (d’Land, 4.3.2022) au début du mois de mars, en même temps que le chef d’orchestre poutinophile Valery Gergiev (dont l’éviction avait été évoquée à la Chambre par le ministre des Affaires étrangères Jean Asselborn, LSAP). Alexey Mordashov, actionnaire (à 5,4 pour cent) de Rossiya Bank (banque de l’élite, du KGB et de la pègre russes selon la journaliste Catherine Belton) et patron du sidérurgiste Severgroup a aussi des intérêts au Grand-Duché. Selon le site créé par des auditeurs slaves travaillant au Luxembourg stoprussiancapital.com, le magnat russe de l’acier, proche du président, est le bénéficiaire économique de Steel Capital, 1,6 milliard d’euros d’actifs, au Grand-Duché. Il s’agit d’une société de financement de Severstal. Le commissaire aux comptes de cette holding, PwC, n’a pas encore expliqué le sort réservé à ce client. Alexey Mordashov n’est pas identifié comme bénéficiaire effectif de Steel Capital au registre national. À l’inverse d’Alisher Usmanov, un autre proche de Vladimir Poutine sanctionné, identifié au RBE comme détenteur de 49 pour cent du capital de Megafon, une soparfi avec 14 700 tout petits euros pour actifs fin 2020… Sur ses dix ans de vie, l’entreprise n’a jamais affiché beaucoup plus que cette modique somme. Le domiciliataire, LGL Corporate services, a dénoncé sa convention de domiciliation le 2 mars, juste après les sanctions. Où est l’argent de l’oligarque ? Mardi, The Guardian se réfère à la plateforme Russian Asset Tracker créée par les journalistes de l’OCCRP (Organized Crime and Corruption Reporting Project) et à l’identification des avoirs de l’oligarque sanctionné, Alisher Usmanov. Un de ses avions est enregistré au Luxembourg. La semaine dernière, Reporter a révélé que le jet de cet allié du président russe (l’un des « préférés » selon le conseil européen), opéré par la société Global Jet et immatriculé au Luxembourg, avait été « désenregistré ». Auprès du Land, le ministère des Transports, dont dépend la Direction de l’aviation civile, précise que la procédure de radiation est en cours. Elle a été déclenchée par la DAC suite au retrait du certificat de transporteur européen entrepris par la société Global Jet Luxembourg elle-même. Même chose pour l’aéronef d’un autre banquier russe sanctionné, ancien vice-Premier ministre, Igor Shuvalov. De la sorte, le Luxembourg est exonéré de sa responsabilité si les deux avions réapparaissent sur les radars luxembourgeois. Mais l’hypothèse est peu probable puisqu’ils ont l’interdiction de survoler l’espace aérien européen et que le ministère des Finances informait la semaine passée qu’aucun jet n’avait été saisi.

Nouveau Maccarthysme Que leur serait-il arrivé s’ils avaient été présents au Grand-Duché ? Leur opérateur aurait dû « les immobiliser jusqu’à nouvel ordre », explique-t-on au ministère des Transports. Les sanctions européennes ne prévoient ni la saisie ni la confiscation, d’avions ou de quoi que ce soit, mais le gel des actifs appartenant aux personnes portant atteinte à l’intégrité territoriale de l’Ukraine et la communication de la mesure au ministère des Finances. Confiscations et saisies relèvent des autorités judiciaires. Les opérateurs sont nerveux. Lundi, le Wort évoque ces TCSP (trusts and company service providers) qui créent et gèrent les holdings de la clientèle internationale, y compris russe. Ainsi, la société Vistra, qui travaille pour les intérêts d’Alexey Mordashov écrit qu’elle cessera toutes les relations d’affaires avec les entreprises qui sont sanctionnées ou qui sont « liées à la sphère d’influence de Vladimir Poutine ou aux organisations sanctionnées ». Puis Vistra ajoute : « Darüber hinaus werden wir keine neuen Geschäfte aufnehmen, die Dienstleistungen innerhalb Russlands oder nach Russland erbringen. » Tout non-respect de la loi du 23 décembre 2020 encadrant la mise en œuvre des sanctions est passible de huit jours à cinq ans d’emprisonnement. L’amende peut aller jusqu’à cinq millions d’euros. Puis s’ajoute le risque de réputation en cas de bévue. Un zèle de prudence, teinté d’arbitraire, se diffuse dans le centre financier.

Dans les banques, les limitations de transferts de capitaux s’ajoutent à la liste de sanctionnés qui passe quotidiennement à la moulinette du système informatique de la conformité. Quand un compte ou une transaction croise un nom cité dans le règlement européen, l’alarme retentit et le gel est déclaré. Les dépôts de plus se 100 000 euros des Russes (non titulaires d’une nationalité de l’UE), les résidents de Russie et les entités russes sont interdits. La BIL, qui a un desk Russie et périphérie, proscrit aux résidents russes les retraits d’argent dans ses agences. Les transactions en roubles sont bloquées, de même que le compte nostro de l’établissement dans une banque russe. Les gestionnaires et les commerciaux sont cantonnés à l’accompagnement de la clientèle kazakhe, russe ou bélarusse existante. Le démarchage est stoppé. « No hunting, only farming », préconise-t-on. Les voyages dans la région sont évidemment bannis. Officiellement, la banque de la route d’Esch dit appliquer « strictement » les sanctions européennes. « Nous avons arrêté nos activités de développement commercial sur la Russie dès le début de la crise et nous maintenons cette position pour le moment », communique un porte-parole de l’établissement détenu à dix pour cent par l’État (le reste du capital appartient au groupe chinois Legend holdings). La BIL ne confirme ni ne dément les informations recueillies sur le gel d’avoirs de personnes sanctionnées.

Un participant à la réunion vendredi dernier du comité interinstitutionnel de suivi de la mise en œuvre des sanctions, le premier à avoir fait l’objet d’un communiqué depuis son instauration par règlement grand-ducal en 2010, rapporte la préoccupation des autorités pour une certaine « hystérie » à bloquer les Russes. Faut-il y voir un signe ? Un autre consul honoraire du Luxembourg en Russie, Vladimir Yevtushenkov, qui n’est lui pas sanctionné (ni aux États-Unis ni en UE), cède ses affaires luxembourgeoises « à des personnes de confiance », remarque Business Insider en Allemagne. La Française Marjorie Brabet-Friel a quitté le conseil d’administration d’East-West United Bank, propriété de ce milliardaire russe, le même jour que « l’ami » de ce dernier, l’ancien ministre socialiste Jeannot Krecké. La femme d’affaires française apparait depuis le 9 mars comme bénéficiaire effectif de plusieurs entités luxembourgeoises du groupe de participations SCP qui a racheté les hypermarchés Real à Metro pour 300 millions d’euros quelques jours à peine avant l’agression russe en Ukraine. 

Le flou demeure Dans son communiqué sur la mise en œuvre des sanctions diffusé lundi, la rue de la Congrégation informe qu’une centaine de notifications de gel des avoirs a été reçue. La veille, le ministre français des Finances, Bruno le Maire, avait détaillé les mesures opérées en France contre les avoirs russes sanctionnés. 850 millions d’euros ont été gelés par la task force de Bercy : 150 millions d’euros de comptes particuliers, 539 millions d’euros de biens immobiliers (une trentaine !) et deux yachts d’une valeur cumulée de 150 millions d’euros. À l’inverse de ses homologues français, italien, néerlandais ou belge, la ministre des Finances Yuriko Backes se montre plus chiche en informations. La nature des gels est tue. Il ne s’agit pas de yacht. Le commissaire aux Affaires maritimes Robert Biwer affirme avoir conduit des recherches sur les deux registres, commercial (document public) et de plaisance (réservé aux résidents et confidentiel). « Il n’y a rien. On ne joue pas dans la même ligue », complète le haut-fonctionnaire en référence aux yachts des oligarques qui font souvent plus de cent mètres de long. Le plus grand yacht du registre de plaisance mesure 48 mètres. Il porte le même nom que celui d’Arkady Rotenberg, Rahil, mais celui du copain de judo de Vladimir Poutine, sanctionné dès 2014, met vingt mètres à son homonyme luxembourgeois et bat pavillon russe.

Des contrats d’assurance maritime ont été résiliés par les assureurs luxembourgeois, dit le ministère, mais aucune information « concernant le gel d’un contrat d’assurance-vie n’a été communiquée au Commissariat aux assurances », semble s’étonner le ministère des Finances alors que Lombard International opère dans le secteur des super-PEP (politically exposed persons) avec ses des produits financiers taillés sur mesure, garantissant un maximum de discrétion. « Aucune infraction à l’égard de la réglementation sur les sanctions en vigueur n’a été constatée à ce jour (…) et aucune demande d’autorisation dérogatoire aux mesures restrictives financières n’a été délivrée », affirme le ministère des Finances après cette réunion qui a rassemblé toutes les autorités concernées (à l’exception du cadastre) : ministère d’État, ministère des Affaires étrangères, ministère de l’Économie, ministère de la Justice, parquet, service de renseignement de l’État, administration de l’enregistrement des domaines, CSSF, Commissariat aux assurances, Office du contrôle des exportations, importations et du transit, institut des réviseurs d’entreprises, ordre des avocats, ordre des experts-comptables, chambre des notaires, chambre des huissiers, direction de l’aviation civile, Luxembourg Business Register, cellule de renseignement financier et commissariat aux affaires maritimes.
La bâtonnière indique qu’une seule déclaration de gel a été opérée par un avocat. La pêche est maigre au barreau… et ailleurs. Selon les informations du Land, les parquets de Diekirch et de Luxembourg n’ont été saisis pour aucune confiscation. Les autorités judiciaires ne sont, dans le cadre des sanctions, sollicitées par les opérateurs ou le ministère qu’en cas de contournement ou de refus d’appliquer une sanction. Le centre financier luxembourgeois cache-t-il, sciemment ou non, des avoirs d’oligarques ? Le cas échéant, le message envoyé au Gafi, en visite sur place dans quelques mois, serait catastrophique. Quelle que soit la réponse, l’absence de publicité sur l’efficacité des sanctions n’inspire pas confiance quant à leur efficacité et décrédibilise la parole ministérielle. La direction générale de la Justice à la Commission européenne, en charge de l’opération « Freeze and seize » qui coordonne l’application des sanctions entre les États membres, ne rassure guère. Contactés, les services du commissaire belge Didier Reynders indiquent que chaque État est tenu de communiquer régulièrement à l’exécutif européen des rapports sur les gels opérés pour mesurer l’impact des sanctions et en envisager d’autres si l’efficacité de celles-ci n’est pas probante. Ce jeudi, le ministère des Finances affirme qu’il publiera « dans un futur proche » le volume des avoirs gelés. Quand ? Les chefs de gouvernement sont réunis ce jeudi à Bruxelles. Les tergiversations se paient en vies ukrainiennes.

Pierre Sorlut
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