Le safe haven luxembourgeois pour la clientèle internationale est remis en question par la crise géopolitique en Ukraine et d’éventuelles sanctions financières à l’égard de la Russie

Désolé camarade

Vladimir Poutine en mai 2017
Foto: Charles Caratini / SIP
d'Lëtzebuerger Land vom 04.02.2022

« Les ministres des Affaires étrangères européens se préparent au cas où mais nous allons tout faire pour que le cas où ne se produise pas », explique Jean Asselborn lundi soir. Le ministre socialiste des Affaires étrangères répond aux interrogations du Land sur la crise qui oppose l’Ouest à la Russie au sujet de l’Ukraine. Depuis plusieurs semaines, les États-Unis, la Grande-Bretagne et l’Union européenne (dans son ensemble) s’inquiètent de la mobilisation d’une centaine de milliers de soldats russes à la frontière ukrainienne. D’éventuelles sanctions occidentales en cas d’attaque de l’Ukraine par la Russie ont été exposées dans le Financial Times lundi. Sont détaillées les réflexions des alliés occidentaux sur une exclusion des paiements russes du système Swift, l’arme nucléaire en termes économiques. La mesure causerait une contraction du produit national brut russe de cinq pour cent selon des estimations produites en 2014 quand une telle éventualité avait été envisagée. Le quotidien économique de référence cite la foreign secretary britannique. Liz Truss promet à Moscou « a severe economic cost » en cas d’atteinte à l’intégrité territoriale de l’Ukraine. Mais le Royaume-Uni viserait lui davantage les oligarques (qu’il a pourtant accueilli bien volontiers pendant des décennies). La nouvelle législation concernerait « tout individu et entreprise d’ampleur économique ou stratégique pour le Kremlin ». Elle dépasserait ainsi la loi actuelle née de la réglementation européenne appliquée pour les sanctions de 2014 et qui se borne aux individus directement liés à la déstabilisation de l’Ukraine et à l’invasion de la Crimée. 

Les États-Unis, écrit encore le Financial Times, travaillent sur des « countermeasures » visant les principales banques publiques russes (Sberbank, VTB et Gazprombank) ou la dette de la Russie. L’Allemagne, par l’intermédiaire de sa ministre des Affaires étrangères, Annalena Baerbock avait fait savoir qu’elle n’abondait pas vraiment en faveur d’un blocage des transactions russes dans le système Swift : « Die Abkopplung des gesamten Zahlungsverkehrs wäre vielleicht der dickste Knüppel, aber nicht unbedingt das schärfste Schwert », avait-elle dit à la Süddeutsche Zeitung voilà dix jours. La lame la plus affûtée serait Nordstream 2, gazoduc qui relie la Russie à l’Europe sous la Baltique. Geler le paiement par les Européens du gaz russe (il fournit quarante pour cent des besoins du Vieux continent) est l’option préférée à Berlin. Interdire aux institutions financières russes le recours aux dollars tiendrait aussi la route aux yeux de l’Oncle Sam, mais la mesure mettrait les Européens sur la touche.

« Les Russes savent très bien quelles sanctions sont sur la table et ce qu’ils auraient à payer », explique Jean Asselborn. Face aux médias cette semaine, le ministre (qui prend le temps d’informer ses concitoyens) n’a en revanche pas du tout envie d’entrer dans les détails des sanctions. Celles-ci sont discutées au Coreper (Comité des représentants permanents) à Bruxelles en mode bunker et téléphones portables éteints. Interrogé sur la possibilité d’accéder aux procès-verbaux des discussions, la porte-parole du Conseil européen pouffe avant de se reprendre : « Vous comprenez qu’il s’agit de discussions confidentielles ». 

Interrogé sur les initiatives entreprises par le Luxembourg dans cette crise, Jean Asselborn assure que « le gouvernement est au travail ». On lui remémore 2014 quand l’ancien ministre de l’Économie, Jeannot Krecké (LSAP aussi), soufflait à son successeur Etienne Schneider les noms des éminences russes proches du Luxembourg à ne pas sanctionner. « C’est une tout autre envergure que la crise de Crimée », assure le ministre des Affaires étrangères. Pas question de jouer les « solistes » aujourd’hui. Le maître-mot est « solidarité » européenne. « C’est une affaire qui se discute à Bruxelles », explique Jean Asselborn avant de préciser qu’à ce stade le lead des négociations avec Vladimir Poutine pour la désescalade était laissé au président Joe Biden, « le seul qui puisse au dernier moment empêcher une invasion ». Le rival militaire de la Russie ne serait pas l’Europe, et Vladimir Poutine veut discuter « d’égal à égal avec les Américains ». « Mais s’il y avait une invasion, le Luxembourg serait solidaire (des représailles) », assure Jean Asselborn, qui s’appuie sur le Traité de l’Atlantique Nord qui pose depuis 1949 les principes de l’équilibre des puissances et la paix dans la région. Le Luxembourg avait alors rejoint le bloc de l’Ouest. Mais sa diplomatie s’est un peu désaxée en 1974 « à l’initiative » de son Premier ministre chrétien-social Pierre Werner qui a assisté la création de la première banque à capitaux soviétiques en Europe : East West United Bank (Ewub). Aux Soviets comme aux Yankees, le Grand-Duché se présentait comme un régime d’une stabilité sans pareil dans la Communauté européenne, pas concerné par les luttes idéologiques et au pragmatisme érigé en doctrine économique. Puis l’URSS a implosé et une partie des entreprises russes ont été privatisées. Ewub est aujourd’hui propriété du consul honoraire du Luxembourg en Russie (région de Ekaterinbourg), Vladimir Evtshenkov, ou plutôt de son conglomérat Sistema, au board duquel siège l’ancien ministre Etienne Schneider. Jeannot Krecké préside la banque logée depuis 1976 dans la Villa Foch sur le Boulevard Joseph II. 

Ministre de l’Économie de 2004 à 2012, Jeannot Krecké avait fait de la Russie et de son pré carré (la Communauté des États indépendants) l’un des axes de diversification de l’économie, avec la Chine et les Émirats, deux autres régimes où une oligarchie gravitant autour du « prince » avait capté l’essentiel des richesses. Le Luxembourg se présentait alors en « Gateway to Europe » pour permettre aux extracommunautaires et à leurs entreprises d’investir sur le Vieux Continent. Une communauté russophone s’est développée au Grand-Duché où des relations diplomatiques entre les deux pays sont entretenues depuis plus d’un siècle. A émergé une activité sociale avec une école russe Kalinka (créée en 2010) et un bal de charité (institué un peu plus tard) où les ministres de l’Économie se sont inévitablement rendus. Derrière ce village Potemkine, certains oligarques ont utilisé le Luxembourg comme un safe haven pour planquer leurs avoirs. Tous n’y ont pas élu domicile, à l’instar de Vitaly Malkin, sénateur de Bouriatie (en Russie méridionale). Le déménagement des capitaux au Luxembourg était opéré dans le cadre de l’« asset protection », selon la terminologie de la promotion financière locale. Grâce au secret bancaire et aux panaméennes, les sous récoltés sous les bonnes grâces du régime moscovite étaient dûment protégés d’un éventuel empoisonnement des relations avec le pouvoir. À l’inverse de Londres où des fortunes russes se sont physiquement exilées, la rubrique fait divers luxembourgeoise n’a pas été alimentée par des affaires de polonium. La chronique judiciaire lève elle, en revanche, le voile sur les HNWIs russes ayant placé leurs avoirs au Luxembourg… parfois victimes de l’opacité qu’ils recherchaient. Des plaintes déposées au Luxembourg, aux États-Unis et en Suisse contre un ancien cadre de la prestigieuse banque privée Edmond de Rothschild révèlent l’identité de trois clients, les anciens dirigeants du géant pétrolier Rosneft : Alexey Bogdanchikov, Nikolay Kaplun et Anatoly Loktionov. Le sparring partner de judo de Vladimir Poutine, Arkadi Rotenberg, a lui contesté devant la Cour européenne de justice le gel de ses avoirs chez Edmond de Rothschild consécutivement aux sanctions prononcées en 2014 dans le cadre de la première crise ukrainienne.

Voilà pour la partie people de la banque privée. Existe aussi parallèlement une activité purement financière liée à la Russie et ses satellites. Surgissent au hasard du registre de commerce des mastodontes russes avec des holdings au Luxembourg, et donc des comptes en banques ouverts localement. Relevons rue Monterey Evraz Group, la soparfi d’un groupe sidérurgique, l’un des plus gros extracteurs de charbon du monde, dont l’actionnaire majoritaire est Roman Abramovitch (exilé russe à Londres propriétaire du club de football de Chelsea). La holding détenait 4,6 milliards d’euros d’actifs fin 2020. Elle a réalisé un bénéfice de huit milliards d’euros en 2019. Une holding financière luxembourgeoise (domiciliée au 3 rue de la Reine, au-dessus de l’ancien magasin de jouets Lassner), Volga Resources Group, et son président Sergey Chemezov, avaient été visés par les États-Unis et l’Union européenne en 2014. Le volume d’investissements directs internationaux donne une idée des échanges financiers entre la Russie et le Luxembourg. En 2020, selon les IDI nets en relation avec la Russie (données fournies par le Statec), celle-ci est le 18e partenaire financier du Grand-Duché. Ce stock (égal aux IDI sortants moins les IDI entrants) baisse tendanciellement depuis dix ans avec un pic de 68 milliards d’euros en 2014 (5e partenaire), année des sanctions, lesquelles sont encore en vigueur aujourd’hui. Trois noms ont d’ailleurs été ajoutés en décembre à la liste de 200 personnalités dans le cadre de la nouvelle crise. 

Le ministère des Finances et Yuriko Backes, qui entre là dans le vif du sujet, taisent l’exposition de l’économie luxembourgeoise à la Russie. La rue de la Congrégation a collecté des données auprès de la Commission de surveillance du secteur financier, mais ne les partage pas. Route d’Arlon, le régulateur est à peine plus loquace. « Face à des risques émergents ou changeants tels que celui émanant des tensions autour de la situation à la frontière entre l’Ukraine et la Russie, les autorités (nationales, européennes et internationales, micro- et macroprudentielles) et donc tout naturellement la CSSF réévaluent les risques y inhérent », explique-t-elle. L’autorité dit ainsi interagir avec les entités surveillées, banques et fonds, pour disposer d’une « information aussi complète et à jour que possible ». Enfin, « face aux risques identifiés, les autorités évaluent les mesures les plus appropriées pour les atténuer afin de protéger la stabilité financière, les déposants et les investisseurs », détaille communication de la CSSF. L’attentisme dans lequel est placé le centre financier rappelle le naufrage d’ABLV en 2018. La banque lettone, accusée par les autorités américaines de blanchir de l’argent en lien avec la Corée du Nord, avait interdit à l’établissement systémique de Riga les financements en dollars… ce qui avait précipité le groupe et sa filiale luxembourgeoise à sa perte en quelques jours, les autorités européennes de régulation, la Banque centrale en tête, avaient prononcé sa liquidation. Selon les informations du Land, la CSSF avait par la suite demandé aux banques russes présentes au Luxembourg de présenter un plan de contingence si l’Oncle Sam décidait de couper le robinet du dollar. Et pas sûr du tout que la Banque centrale du Luxembourg, qui dispose d’une capacité de refinancement en dollars, maintienne à flot les filiales locales des banques russes dans une telle situation (encore hypothétique).

Impossible de dire aujourd’hui si la Russie mettra une Bytek (la rangers du soldat russe) en territoire ukrainien et quelles représailles choisiront les alliés occidentaux le cas échéant. Une chose est néanmoins certaine : la place financière luxembourgeoise n’est pas maître de son destin, ou plutôt des avoirs de ceux qu’elle avait promis de protéger. Le Luxembourg, on l’a dit, se montrera solidaire des partenaires européens. Et tout dépendra au fond des omnipotents Américains. S’agira-t-il de sanctions visant des membres de l’entourage du président russe ? Presque tous les consuls honoraires du Grand-Duché sont cités dans la « oligarch list » américaine de 2018 comme proches de Vladimir Poutine. Figurent Viktor Rashnikov, « homme d’affaires milliardaire russe », propriétaire majoritaire du sidérurgiste Magnitogorsk Iron & Steel Works, Roman Trotsenko, propriétaire d’Aeon Corporation, Alexey Mordashov, « milliardaire russe » et actionnaire principal et président de Severstva, un autre sidérurgiste proche du Luxembourg… et Vladimir Yevtushenkov, « milliardaire russe oligarque d’affaires ». (Auprès de Reuters après son empoisonnent, l’opposant Alexei Navalny a identifié le consul et chef d’orchestre Valery Gergiev comme un tout-proche de Poutine.) S’agira-t-il de sanctions visant des banques aux capitaux publics russes ? Au Luxembourg, opère RCB. Comme son nom (Russian Commercial Bank) ne l’indique pas, l’établissement est d’origine chypriote… mais son principal actionnaire est VTB, deuxième banque de Russie, essentiellement capitalisée par la Fédération. Tout comme l’est Gazprombank, également présente au Grand-Duché. S’agira-t-il de gel de transactions Swift ? Cela pénaliserait indubitablement les échanges financiers. L’économie luxembourgeoise n’en serait néanmoins pas meurtrie outre mesure à court terme. À plus long terme, le statut de place forte serait ébranlé et la question de la relation avec la Chine serait à nouveau posée. Comme l’indiquait l’expert en géopolitique franco-luxembourgeois, François Heisbourg, l’an passé. Dans « une mondialisation bipolaire », le Luxembourg doit choisir son camp s’il ne veut pas prendre le risque « de se faire rattraper par la patrouille » (d’Land, 24.09.2021).

Pierre Sorlut
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