Lundi sera plaidée devant la chambre du conseil de la Cour d’appel de Luxembourg le recours de Zeev Zacharin contre son inculpation pour abus de confiance, escroquerie, faux et usage de faux. Cet ancien espion israélien, 74 ans, est soupçonné d’avoir participé une prise de contrôle illicite de sociétés portant les intérêts de son ancien partenaire d’affaires, l’homme d’affaires Arcadi Gaydamak. Zeev Zacharin a été inculpé le 14 octobre dernier. Son inculpation succède à celles de Guy Boukobza, Joëlle Mamane et David Aflalo, respectivement les 10 mars 2017,
7 novembre 2018 et 27 mars 2019, des développements révélés par Intelligence Online. Le média spécialisé dans le petit monde du renseignement raconte comment l’ancien chef des opérations clandestines de Tsahal au Liban, aujourd’hui reconverti dans le diamant et la sécurité privée en Afrique, a repoussé à plusieurs reprises l’an passé ses convocations devant le juge d’instruction. Des manœuvres dilatoires qui s’ajoutent à d’autres, si bien que l’affaire est officiellement toujours en instruction alors que les faits reprochés (et pour lesquels les inculpés ne sont pas à considérer comme coupables à ce stade) remontent à 2005.
La plainte pénale avec constitution de partie civile, déposée par l’ancien banquier de Investment Bank Luxembourg (devenue Sella), Yves Bayle, et Global Alpha Star Fund, date de 2007. Mais il faut revenir au milieu des années 1990 pour saisir le début de la pelote de l’histoire du fric d’Arcadi Gaydamak placé au Luxembourg. Cet homme d’affaires d’origine russe (il est né en 1952 à Moscou) opérait alors un commerce d’armes soviétiques en Angola (pour écraser la rébellion) et une entreprise lucrative de restructuration de la dette russe détenue par les Angolais. Cet homme de réseaux interlopes (lié au KGB russe et à la DST française) faisait affaire depuis les années 1990 avec Joëlle Mamane, alors cadre au sein de Discount Bank & Trust Company à Luxembourg. En 2001, Arcadi Gaydamak a été poursuivi par le juge français Philippe Courroye pour trafic d’armes. L’homme d’affaires a demandé à Joëlle Mamane (née Aflalo en 1951), qui gérait alors le cabinet comptable Gestman domicilié au 23 rue Aldringen, de trouver une banque pour accueillir 365 millions de dollars lui appartenant et arrivant de Chypre via la Russian Commercial Bank. Selon Arcadi Gaydamak, l’argent provenait de sa fortune personnelle liée à la spéculation sur la dette, mais, puisqu’il faisait l’objet d’un mandat d’arrêt international dans le cadre de l’Angolagate, il a jugé opportun de cacher cette somme pendant qu’il s’installait en Israël… le temps que ça se tasse.
Joëlle Mamane s’est associée au financier Pierre Grotz. Elle l’avait présenté à Gaydamak en 1998 alors qu’il exerçait pour le fleuron new-yorkais du courtage en bourse, Prudential-Bache. Début 2001, Pierre Grotz opérait en duo avec Serge Krancenblum, aujourd’hui patron d’IQ-EQ (anciennement SGG). Les deux hommes ont offert leurs services de gestion. L’argent a été déposé dans deux établissements bancaires, Alcor et IBL-Sella (disparus aujourd’hui). Dans la plainte d’Arcadi Gaydamak déposée en septembre 2013, son avocat Laurent Ries explique que deux comptes ont été ouverts chez Sella pour Global Alpha Star et Premium Fund, des fonds d’investissement immatriculés dans les Iles vierges britanniques « pour lesquels il n’y avait pas d’obligation de fournir des bénéficiaires économiques ». La fiduciaire Gestman devait, elle, cacher Gaydamak derrière 27 sociétés BVI. Celles-ci allaient faire office d’investisseurs dans ces fonds.
Dans le procès-verbal d’une audition organisée en septembre 2010, Yves Bayle, le patron de Sella en 2001, décrira précisément les mécanismes mis en oeuvre. Ont été créés des fonds d’investissement à proprement parler (Global Alpha Star et Premium), où l’argent est placé. Parallèlement étaient montées des sociétés de gestion détenues indirectement par Pierre Grotz et Serge Krancenblum, dont les actions portaient les droits de vote. Les actions sans droit de vote devenaient la propriété d’Arcadi Gaydamak, mais elles lui donnaient accès à un remboursement de la valeur des actifs du fonds à sa fin de vie, valeur de laquelle devaient être retranchés les frais de gestion. Arcadi Gaydamak agissait en sous-main et avait donné le pouvoir de signature pour ses comptes à deux hommes de confiance : Zeev Zacharin et Avi Dagan, des anciens agents du Mossad israélien.
Tel était le plan. Il s’est déroulé sans accrocs jusqu’en 2003, date à laquelle Yves Bayle a quitté la tête de Sella, en restant toutefois au conseil d’administration des fonds gérant l’argent de Gaydamak. La nouvelle direction de l’établissement bancaire italien a alors découvert les comptes de Global Alpha et Premium. Elle n’en connaissait pas les bénéficiaires économiques et a signalé l’aléa aux autorités luxembourgeoises. Celles-ci ont gelé les avoirs. À partir de là, les versions des parties prenantes divergent. Impossible de savoir ce qu’il s’est exactement passé avec l’argent de Gaydamak. En 2015, ce dernier écrira au directeur général de la CSSF de l’époque, Jean Guill, qu’il n’a « jamais reçu de la banque (Sella), de Mamane (Gestman), de Grotz ou de Krancenblum aucun réel relevé de comptes ».
Quelques documents officiels dessinent une vérité en pointillés. Par exemple, la qualité de bénéficiaire économique des fonds a été reconnue fin 2005 à Arcadi Gaydamak par un jugement. Mais Gaydamak prétend que Joëlle Mamane et son compagnon Guy Boukobza, administrateurs des fonds avec Zacharin, l’ont laissé dans l’ignorance. Pour débloquer l’argent, il lui fallait renseigner une œuvre caritative, la Fundacion Dorset, conseillait-on. Or, en coulisse de la coulisse, les administrateurs se disputaient les frais de gestion. C’est l’objet de la brouille entre les gérants Bayle-Grotz et les comptables Boukobza-Aflalo (rejoints par le frère de Joëlle, David). Les premiers ont obtenu en 2006 par jugement commercial le droit pour la société de gestion de recouvrir une trentaine de millions d’euros. Avec les intérêts, on parle aujourd’hui d’une cinquantaine de millions. Chez Gestman, la fiduciaire des fonds du clan Boukobza-Aflalo, on crie à l’arnaque. Au Land, Pol Urbany, avocat de Guy Boukobza et David Aflalo, explique que ses clients qualifient les manœuvres de « saisines abusives et cupides de la justice luxembourgeoise ». Guy Boukobza a déposé en 2007 une plainte pour escroquerie au jugement. La chambre du conseil a décidé en 2008 de ne pas poursuivre l’instruction sur les accusations d’escroquerie au jugement. Un non lieu a été prononcé. Des magistrats instructeurs ont en revanche mené l’enquête sur des soupçons de faux et usages de faux qui auraient permis à l’attelage Boukobza-Aflalo-Zacharin de prendre le contrôle des fonds. Un rapport d’enquête de police réalisé en 2011 conclut que M. Boukobza et ses complices ont commis des faux pour s’arroger le pouvoir sur les fonds et faire en sorte que les commissions dues aux sociétés de gestion validées par le jugement commercial de 2006 ne soient pas payées. La commissaire auteure du rapport écrit encore : « Nous avons fortement l’impression que la stratégie de la partie adverse (le clan Boukobza) est de rendre l’affaire terriblement complexe pour qu’à la fin personne ne s’y retrouve ».
Fin 2005, dès le gel des actifs levé, ceux-ci ont été transférés. Selon les différents documents consultés, Gaydamak a récupéré 950 millions de dollars puis encore quelque 200 millions. Selon les versions, le pactole a grossi entre 1,2 et 1,6 milliards grâce aux investissements réalisés. Arcadi Gaydamak estime avoir été spolié par ceux qui cachaient ses sous, en particulier l’équipage de Gestman contre qui tout le monde s’est allié au fil des années, même la banque Sella. L’établissement devenu Miret (aujourd’hui une simple société financière) avait porté plainte en 2008 contre son ancienne direction. Dans un courrier de cinquante pages, la banque Sella soupçonnait des « desseins criminels » à l’origine des montages de société-écrans désignées comme gestionnaires avec pour but « l’appropriation de sommes importantes payées au titre de prétendues commissions de gestion sinon de sous-gestion et de rétrocessions ». Le juge d’instruction a classé l’affaire sans suite. En 2013, la banque, Bayle, Grotz, Krancenblum et Gaydamak ont signé un pacte de non-agression. Restent les plaintes visant principalement Joëlle Mamane et Guy Boukobza. Celle de Gaydamak a failli plusieurs fois rater l’instruction. Mais en 2016, le juge instructeur Paul Vouel a finalement ordonné une perquisition au 23 rue Aldringen, siège de Gestman. Le 6 octobre, huit policiers ont débarqué sur place. Les recherches visent pas moins de 41 sociétés, huit institutions financières, dont la sulfureuse Troïka Dialog, potentiellement impliquées dans la prétendue disparition de l’argent. Les voies de l’offshore sont décidément impénétrables.