Conçue par trois curatrices, Claire Bernardi, Émilia Philippot et Juliette Degennes, l’exposition Dans le flou prend pour point de départ la pièce maitresse de la collection de l’Orangerie : les célèbres Nymphéas de Claude Monet, installés depuis 1927 dans deux salles circulaires du musée, selon les plans de l’artiste. Dans cette immense toile impressionniste peinte sur le motif, tout ce qui environne les nénuphars est placé sous le sceau de l’évanescent, du frémissement fugace, de l’eau aussi bien que des reflets des saules qui bordent l’étang de Giverny. Faut-il voir dans les Nymphéas l’origine d’une histoire du flou dans le champ de l’art moderne ? Et comment définir précisément ce qui est flou ?
D’autres exemples, rappellent les commissaires au commencement du parcours, ont cependant précédé le cas de Monet. À la Renaissance déjà, Léonard de Vinci popularisait la pratique du sfumato, cette façon de seulement ébaucher les formes, de les rendre vaporeuses (« enfumées », littéralement), de les ouvrir à une part d’inachevé, et donc d’infini. Les lignes ne servent plus à circonscrire les formes. Il faut attendre le 19e siècle pour que le flou s’immisce dans la modernité. Un autre exemple pictural précède de peu l’œuvre de Monet ; il s’agit de William Turner (1775-1851), dont les dernières toiles sont peuplées de catastrophes en tout genre, avalanche, tempête, etc. Ici au contraire, c’est un calme Paysage avec une rivière et une baie dans le lointain (1845), nappé dans une atmosphère vaporeuse, indéfinie, comme s’il était perçu à travers un voile de brume. On ne reconnaitrait rien de ce paysage ni des éléments qui le parcourent, si le titre ne venait à les désigner. On découvre toutefois, en s’approchant du cadre du tableau, que son titre diffère du cartel et rentre pleinement dans notre sujet : Paysage inachevé. Nos prédécesseurs ont ainsi hésité sur le statut du tableau (finalisé ou non ?), alors qu’il s’agissait du dernier style de Turner, dans lequel l’acte de peindre tend à dissoudre la composition et le sujet. À côté de Turner, d’autres artistes siègent parmi les précurseurs du flou moderne. Y figurent une sculpture de Rodin (Dernière vision. L’étoile du matin, 1902), dont les visages sans contours semblent émerger du marbre, ainsi qu’une héliogravure de Balzac signée Edward Steichen, qui transforme l’écrivain en une silhouette noire monumentale. Une aquarelle d’Edvard Munch (L’œil malade de l’artiste, 1930), réalisée alors qu’il est atteint d’une grave maladie oculaire, se tient dans un registre à part. Son nu est entaché de tons noirs et flous qui traduisent le trouble qui affecte sa vue. Se dessine alors une approche du flou par la négative : comme ce qui n’est pas distinct, précis, clair, ou résultant d’une contrainte dans le cas de Munch.
Dans cette exposition qui rassemble des propositions artistiques de 1945 à nos jours, une première partie s’intéresse à diverses formes de contestation de l’autorité du visible. Ainsi de Pasadena (1963) de Sigmar Polke, toile blanche quadrillée de pointillés noirs où on lit dans la partie inférieure du cadre : « Die Zehnte Foto, das in Pasadena aufgezeichnet wurde. Es zeigt die Mondoberfläche am Landeplatz von Surveyor-1. Der Stein im Bild links vorne ist 15,0cm hoch und 30,0 cm lang. Die hellen Punkte sind Sonnenreflexe. ». Avec humour, Polke joue du contraste entre la précision minutieuse de la légende, qui se réfère aux images de la surface lunaire recueillies lors de la mission Surveyor, et le peu que donne à voir la composition de l’artiste allemand, issue de l’agrandissement d’une photo de magazine. L’émergence de la radiographie, à la fin du 19e siècle, va contribuer à déborder l’œil humain, à en révéler les limites aussi. À côté de la radio négative d’une main de momie se trouve Emission Reversal 1, un dessin virtuose de Dove Allouche qui a nécessité de recourir à la macrophotographie, l’artiste reproduisant au carbone les réverbérations des émissions de gaz à la surface du soleil. Dans ce paradigme de la trace ou de l’empreinte, une huile de Gerhard Richter aux tons brun et gris (30.12.04, 2004) s’empare à son tour de l’imagerie scientifique, en l’occurrence des reproductions imprimées d’atomes aux contours indéfinis. De même concernant cet étonnant carton que Yves Klein a exposé aux flammes, afin de n’y laisser qu’une trace sombre et insignifiante (La marque du feu, 1961). Plus près de nous, Antoine D’Agata, auteur du premier projet photographique né du confinement, présente deux prises de vue spectrales issues de sa série Virus (2020). Dès les premiers jours du confinement, l’artiste a arpenté les rues et les hôpitaux de Paris avec un appareil thermique qui lui permet d’enregistrer les rayonnements infrarouges émis par les corps. Il n’y a parfois qu’un pas entre le flou et l’abstraction. Preuve en est, on croise aussitôt une toile de Rothko dans laquelle le peintre américain a superposé des couches de couleurs diluées, peu après son passage à l’abstraction (Untitled, 1948).
La suite du parcours s’ancre dans les grands traumatismes du vingtième et du 21e siècles. Krzysztof Pruszkowski se saisit de l’un de ses emblèmes, le mirador du camp d’extermination de Majdanek (Pologne) pour en faire ce qu’il appelle une « photosynthèse ». Il produit de celui-ci une quinzaine de clichés, qu’il superpose en préservant à chaque fois un certain écart, pour créer du mouvement, du dédoublement, en sorte que les fondations du mirador semblent s’effondrer sous nos yeux. À ses côtés, une œuvre en noir et blanc de Christian Boltanski, École de Grosse Hamburgerstrasse (Les enfants cachés, 2005), rassemble des fragments de photos de classe où apparaissent des visages d’enfants. Des portraits anonymes et flous, accompagnés d’aucun commentaire, qui renvoient l’image universelle d’une humanité dans laquelle chacun peut se reconnaître. D’autres événements vont venir ébranler les frontières du visible, depuis le nucléaire à l’effondrement du World Trade Center en 2001. Dans la lignée de l’Arte Povera, Claudio Parmiggiani créé un feu maîtrisé sur les étagères de sa bibliothèque pour n’en laisser qu’une empreinte de suie blanche (Polvere, 1998) : « Il ne restait que les ombres des choses, explique l’artiste italien, presque les ectoplasmes de formes disparues, évanouies, comme les ombres des corps humains vaporisés sur les murs d’Hiroshima. » Dans une toile striée de lignes verticales, Gerhard Richter présente dans un épais nuage aux tons grisâtres l’instant où un avion disparaît au sein de l’une des tours jumelles (September, 2005). L’impression de vélocité et de chaos qui émane de cette scène est telle, que la représentation de l’événement s’annule et devient illisible.
La dernière partie célèbre l’indistinct à travers des actes de défiguration plastique. Une petite sculpture de Giacometti l’inaugure de façon exemplaire, illustrant la fragilité de l’humain à travers de multiples convulsions qui en ébranlent l’aspect (Figurine, 1947). Une épreuve de Hiroshi Sugimoto (Past Presence 071, 2016) s’empare de la statuette de Giacometti pour en accuser le caractère tragique, angoissant, tourmenté. Vient ensuite une œuvre de Francis Bacon (Figure Crouching, 1949), dont le geste de défiguration consiste à révéler la part animale de l’humain. Les dernières œuvres de l’exposition réunissent des natures mortes tremblantes de Nan Goldin, les paysages marins dépourvus de ligne d’horizon de Sugimoto, mais aussi les « non-portraits » photographiques de Mame-Diarra Niang (Morphologie du rêve, 2021) qui obéissent à une autre stratégie de contournement de la netteté. L’artiste interroge l’identité noire en refusant, par le biais d’un flou étendu à la composition, toute tentative de narration liée à des siècles d’histoire occidentale. Un geste radical dans lequel le flou appelle le refoulement.