Friches urbaines

d'Lëtzebuerger Land vom 01.08.2025

Pénétrer dans l’espace bétonné de la Konschthal d’Esch sur Alzette, c’est tomber sur un arbre immense et pelé, décoré d’une nuée de rubans multicolores. Claudia Passeri a fait de son Conocchia un arbre de naissance XXL universel qui dépasse la tradition italienne du nœud rose pour les filles et bleu clair pour les garçons. À l’autre bout du parcours de l’exposition, après avoir traversé une porte sanglante et pourtant lumineuse (un ancien rideau de boucher qu’elle baptise Vitruvian gate), on aboutit à un panneau de signalisation avertissant la présence de gibier (Animali selvatici vaganti). À l’instar du rideau-porte, il s’agit d’un ready-made récupéré par l’artiste. Le panneau est constellé d’impacts de balles de chasseurs qui, fort ironiquement, ont raté leur cible. De la naissance à la mort, la ruralité (brutale ?) inspire Claudia Passeri qui a choisi de faire le chemin à rebours en retournant vivre, elle qui est née à Esch, dans la campagne de ses ancêtres. Cet exode est attentivement étudié : chaque tradition est soupesée et, le cas échéant, valorisée dans la démarche de l’artiste. Comme le marché, Rurale brutale (mercato), représenté ici par un étal couvert de T-shirts. Enfin, avec Bentornata mi sei mancata (bon retour, tu m’as manquée), l’artiste a reproduit en néon jusque dans ses lacunes un mur de pierres tagué qui l’a particulièrement touchée, elle qui revenait au pays. Ce message énigmatique dont elle ignore l’origine et la destinataire, elle se l’est approprié tant il symbolisait ce choc des cultures, véritable schizophrénie entre ruralité et urbanité.

Si le rural peut être « brutal », Letizia Romanini place, elle, son travail sous une enseigne plus « amicale ». Avec Regno amicale, elle nous plonge dans une forêt de solides châssis métalliques arborant des gros plans de végétation. Parfaitement en phase avec la maxime « rendre visible l’invisible » du Luga, l’autre événement bio-culturel de l’été luxembourgeois, l’artiste a choisi ici de donner un nouvel aperçu de cette promenade solitaire le long de la frontière luxembourgeoise réalisée en 2021 qui l’a tant inspirée (l’exposition 5Km/h à la galerie Nei Liicht à l’automne 2023, et le catalogue 356 paru aux éditions Pétrole dans la foulée). Ainsi, certaines de ces rencontres végétales sont magnifiées ici sous forme d’impressions sur aluminium rouge ou sur miroir sans tain, le tout enchâssé de métal. Le minéral et le végétal fusionnés dans des cadres en acier : l’artiste est, et reste, une fille des Terres rouges.

Dans cette installation mixte par les formats et les matériaux, le fond et la forme s’interconnectent. L’artiste joue avec l’espace et orchestre les transparences et les reflets comme autant de miroirs vanités dans lesquels on s’entraperçoit. Memento mori petit humain, la nature te survivra comme ces mauvaises herbes qui repoussent toujours. Le travail de recadrage de l’artiste inverse en effet les rôles et dans ce jeu d’échelle le regard oscille sans cesse entre le micro et le macro. Ce basculement de point de vue, du détail insignifiant à l’immensité du vivant, invite à repenser notre place : l’humanité, minuscule face à la nature, mais capable, par l’art, d’en sublimer la grandeur. Une lueur d’espoir bienvenue dans le discours écologique catastrophiste actuel.

Autre enfant d’Esch sur Alzette, Julien Hübsch s’est installé à Montréal le temps d’une résidence à la Fonderie Darling l’année dernière. Il en a rapporté une exploration péri-urbaine du lieu-dit Le Champ des Possibles (ça ne s’invente pas), fasciné par cette zone en friches où est entre autres entreposé du matériel de protection utilisé pendant l’hiver. Avec Desirelines/Archive/Loops, Julien Hübsch nous transporte dans un chantier jaune canari – un filtre qui est devenu sa signature – à grand renfort de clôtures métalliques, de pans d’échafaudages et de fragments de murs, le tout soigneusement reconstitué au serre-câble et à la tubulure près. Comme Letizia Romanini, Julien Hübsch s’intéresse aux zones limitrophes à l’activité humaine, ici la ville. Avec Desirelines (fragments), il pousse le jeu sur le détail agrandi jusqu’à l’abstraction dans une série d’impressions qui tapissent son chantier impeccable (il manque la poussière et les gravats) et qui donnent un petit air Warholien à l’ensemble. Au milieu l’œuvre participative Sometimes in the fall attend les visiteurs, une pile d’affiches dans laquelle on peut se servir. Partant du principe que les changements dans l’espace urbain sont les plus palpables dans les zones péri-urbaines encore mal définies, Julien Hübsch tente de fixer cet aspect construit/déconstruit qui les caractérise et qui est voué à disparaître, inexorablement. Conférant une dimension esthétique supplémentaire à l’espace d’exposition, Julien Hübsch pare le rez de chaussée d’un absurde et monumental collier de goulottes à gravats (Loops), jaunes évidemment.

À Schifflange, pas très loin d’Esch, Jérémy Palluce a été un petit frère qui regardait les grands jouer au football en attendant son tour. Il est allé à la piscine et s’est plus que probablement séché les cheveux dans les vestiaires. Pour lui, enfant, un discours fait du haut d’une chaire devait certainement sembler trop solennel, mais ça ne le troublait pas plus que ça lorsqu’il se balançait d’ennui sur sa chaise de classe en attendant que cela se passe. Et il a porté cette capuche de fausse fourrure (I’m so Hood, référence à DJ Khaled) avant de l’accrocher au mur. Ces objets – des moments de latence qui sont autant de projections sur l’avenir – Jérémy Palluce les a patiemment récoltés et subtilement changés en ready-made comme lorsque Marcel Duchamp inversa son urinoir. L’imposante chaire, il la twiste et en fait une œuvre interactive (Autotune Lectern) en impactant le son qui sort du micro. Les chaises qui se balancent toutes seules (haal op mat schaukelen) sont motorisées et viennent toutes du Lycée de garçons d’Esch. Les séchoirs ont été récupérés aussi (Föhn-Installation) : ils sont transformés en enceintes et diffusent des sons adlib (sons déconstruits) provenant d’un séjour à Berlin documenté en vidéo. De même que le banc de touche du terrain de foot de Schifflange (Arnautovic (Ersatzbank)), authentique lui aussi. À partir des éléments réels qui le constituent, Jérémy Palluce pose la question universelle de l’attente et du devenir.

-final-final est la question posée par un logiciel lorsqu’il s’agit d’enregistrer la dernière version d’un document. L’ironie de la double requête informatique est parlante : tout est devenir, la fin d’un processus n’est pas obligatoirement définitive. Baignant dans la culture jeune, l’artiste imprègne son travail de ses passions comme le rap, très présent, et la mode, plus suggérée, ainsi que de son vécu pour s’interroger sur les questions d’ascension sociale, de transmission voire de rébellion.

Les quatre cartes blanches inédites que nous propose la Konschthal (jusqu’au 21 septembre) sont bien ficelées. Elles présentent une grande cohérence dans leurs différences. En réunissant ces quatre chamans à l’affût des messages du monde qui les entoure, la Konschthal signale à quel point Esch, marquée par son passé ouvrier et industriel, est marquante à son tour, comme une figure maternelle qui ouvre les possibilités au lieu de les brider. Le parcours artistique de ces quatre artistes reste en effet profondément influencé par la région des Terres Rouges. C’est de là qu’ils partent pour exprimer leur individualité et tendre à l’universel. N’est-ce pas là après tout le rôle de l’artiste ?

Romina Calò
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