Entretien avec Pascal Husting, ancien numéro deux de Greenpeace International, sur les passages de relais en politique
 

« Expert engagé »

Pascal Husting a déserté la finance offshore en 1995 pour rejoindre Greenpeace.  Ces deux dernières années, il a travaillé comme
Foto: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land vom 20.11.2020

L’Eschois Pascal Husting (59 ans) a suivi un parcours extraordinaire. En 1990, après un début de carrière dans l’Éducation nationale (il a étudié les sports et la philosophie à Cologne), Husting suit une formation complémentaire de réviseur d’entreprise. Il passe cinq ans au cœur de l’industrie financière, avant de s’en extirper et de rejoindre Greenpeace Luxembourg, dont il devient le directeur en 1995. Dans les années 2000 et 2010, il grimpe les échelons au sein de l’ONG : directeur intérim du bureau Méditerranée (Turquie, Israël, Liban et Malte), puis directeur exécutif de Greenpeace France, il devient en 2011 le « no 2 » de Greenpeace International, dont la centrale est basée à Amsterdam. Pascal Husting, qui s’est forgé une réputation de gestionnaire efficace, apparaît alors comme le successeur probable de Kumi Naidoo, le directeur de l’ONG multinationale. Jusqu’à ce qu’un « shitstorm » médiatique s’abatte sur lui. En juillet 2014, Le Guardian révèle que cela fait deux ans que Husting fait des allers-retours hebdomadaires en avion entre Amsterdam et le Grand-Duché, où vivent sa femme et ses deux enfants, alors en bas à âge. Suite au « flying scandal », il reçoit des centaines de mails d’injures et de menaces. Une chaîne de télé néerlandaise campe même devant sa maison à Esch-sur-Alzette pour mener une investigation sur la marque de voiture qu’il conduit (une Fiat). « Cela a constitué une césure dans ma vie. Il n’y a pas un jour où je n’y pense pas. C’est une erreur de jugement que je ne me pardonne pas », dit Husting aujourd’hui. En 2018, il quitte Greenpeace, et se pose de manière permanente au Luxembourg. Lors d’une « visite de courtoisie » qu’il rend à Jean Asselborn en mars 2018, il est recruté comme « campaign manager » du LSAP en vue des législatives qui allaient se tenir seulement six mois plus tard. Après deux ans comme permanent chez le LSAP, il vient de lancer Acidu, une « agence de changement inclusif et durable », qui, pour l’instant, conseille surtout des administrations publiques. Husting, qui se définit comme « expert engagé », rêve d’en faire « une plateforme rassemblant toutes les compétences individuelles progressistes ».

d’Land : Entre 2011 et 2018, vous étiez le « numéro deux » de Greenpeace International. Vous avez donc dirigé une organisation internationale très professionnelle, très pyramidale aussi. En contraste, un parti politique comme le LSAP, avec ses clivages et ses cliques, devait vous paraitre beaucoup plus chaotique, peut-être également plus démocratique ?

Pascal Husting : Je sais que la structure de Greenpeace est souvent présentée comme hiérarchique. Or, en fait, les processus de decision finding sont au cœur de l’organisation. L’aspect pyramidal peut entrer en jeu : par exemple quand un dirigeant doit faire le legal sign-off pour une action en mer qui comporte une prise de risque énorme. Mais la culture bottom-up reste très prononcée. C’est une approche de travail très méthodique, dominée par les discussions sur les valeurs et les stratégies. Dans un parti politique, c’est un peu l’inverse. Je l’ai vécu dans le contexte de la campagne électorale. En théorie, il existe une structure formelle : un président de parti, un secrétaire général, etc. Mais, dans les faits, ce ne sont pas eux les leaders du processus. Les acteurs sont beaucoup plus flous : les ministres, les députés, les jeunes qui poussent derrière. À partir du moment où tu n’as pas une idéologie forte qui tient tout cela ensemble, tu risques des discussions interminables.

Alors justement : Qu’est-ce qui tient ensemble un parti comme le LSAP ?

Le récit du progressisme a disparu. C’est au mieux un récit réactif, de défense d’acquis. La campagne électorale de 2018 l’a très bien montré. Le LSAP a mis en avant ses trois lignes rouges : l’index, le salaire minimum et les pensions, alors que les gens attendaient des propositions sur le logement, les transports, l’éducation, le climat. C’est également une question de génération. Si des politiciens sont aux manettes depuis trente ans, l’appel au changement sera moins crédible. Cela ne veut pas dire que ces gens-là n’ont plus aucun rôle à jouer. Mais il faut trouver un équilibre avec les nouvelles idées et les personnes qui les incarnent. Je ne comprends pas pourquoi des politiciens qui ont fait une belle carrière – du moins de leur point de vue – refusent d’entretenir un rapport ouvert avec les jeunes. Un leader qui n’arrive pas à former ses successeurs sera vite oublié par l’histoire. Prenez quelqu’un comme Jean-Claude Juncker : il a complètement raté sa fin de carrière. Il est finalement resté sans disciples, il n’y a personne pour continuer son œuvre. On pourrait poser la même question au sujet de Jean Asselborn : Qui continuera à incarner ce courant de la pensée sociale-démocrate au Luxembourg ?

Paulette Lenert est le nouvel espoir du LSAP. Elle a jusqu’ici été totalement absorbée par la gestion logistique de la pandémie. On ne l’a donc pas du tout entendue sur les questions sociales, environnementales ou de logement. Ce qui soulève la question : Est-elle une socialiste ?

Je pense que c’est une vraie socialiste moderne. Sans tomber dans des foutaises de la femme providentielle qui sauverait le parti. Mais Paulette Lenert est un très bon exemple qu’on n’est pas forcément condamné à suivre la carrière politique classique, celle passant par les Dëppefester. La politique est devenue tellement complexe qu’il faut un bon mélange entre militantisme politique et compétences spécifiques. Mais dans les partis politiques luxembourgeois, les notions sur comment accueillir les nouveaux militants et leur permettre de s’engager dans la durée sont très peu développées. Dans la culture organisationnelle des ONG, le concept d’engagement ladder est par contre absolument essentiel. Les partis politiques devraient s’en inspirer.

Durant cette pandémie, c’est le ministre du Travail, Dan Kersch, qui semble s’être imposé au sein du parti. Donc quelqu’un de la vieille école.

Dans la situation actuelle c’est précieux d’avoir quelqu’un comme lui, qui ose et sait prendre des décisions. Mais Dan Kersch, qui a mon âge, n’est pas à lui tout seul l’avenir du parti socialiste. À mon avis, Paulette Lenert, Franz Fayot et Taina Bofferding peuvent changer la donne, s’ils s’en donnent les moyens. Mais il faut également des jeunes, comme Max Leners [Fondation Robert Krieps] ou Maxime Miltgen [présidente des Femmes socialistes], qui se mettent en avant, qui prennent des risques, qui disent des choses qui ne vont pas plaire et qui vont peut-être même provoquer des tensions. Mais attention : L’idée que ce ne seraient que des gens éparpillées, se mettant en avant individuellement, qui vont changer le parti, je n’y crois pas du tout. Je dis toujours à Max [Leners] : « Tu dois te construire un réseau au sein du parti ». Il y a désormais une demi-douzaine de jeunes au LSAP qui ont commencé à se forger une place et qui, en s’associant, peuvent devenir ce contrepoids, cette nouvelle force dont tous les partis ont besoin.

Pourquoi avoir choisi LSAP ? Aurait-on pu vous retrouver chez Déi Gréng ou Déi Lénk ?

Je suis persuadé que sans LSAP progressiste, il n’y aura pas de majorité progressiste au Luxembourg. Et puis je suis quelqu’un d’assez loyal. Je viens d’une famille de Schmelzoarbechter, toute ma famille était encartée soit au parti socialiste soit au parti communiste. Cela a été mon milieu de socialisation. Au sein du mouvement écologiste, j’ai toujours été vu comme un socialiste ; alors qu’au sein du LSAP, j’étais considéré comme un écologiste. Je sais que ce sont là des mots galvaudés, mais sans convergence des luttes environnementales et sociales, aucun progrès n’est imaginable.

Les anciens réflexes productivistes semblent pourtant persister au sein du LSAP.

Ils vont très bientôt se heurter à la réalité physique des choses. Il nous reste trente ans, au grand maximum, pour prévenir la catastrophe climatique. La chute globale des gaz à effet de serre, qui a été provoquée par la gigantesque crise économique en conséquence à la pandémie, se situera autour de cinq-six pour cent en 2020. Or, d’après la feuille de route esquissée par l’Accord de Paris, c’est précisément la baisse qu’il nous faudra chaque année, et ceci jusqu’en 2050. Je me rappelle une époque où Greenpeace était mal vue des autres ONG à cause de notre critique du tourisme à la pompe. Pour nous, c’était le verrou à faire sauter pour avoir une politique climatique cohérente, alors que les autres ONG estimaient qu’il fallait d’abord changer les comportements des résidents. Aujourd’hui, les experts nous disent que 75 pour cent de l’effort climatique doit être réalisé par l’État, par les normes, par le droit. Et seulement 25 pour cent par le changement des comportements individuels. La seule injonction morale du « commencer par soi » ne tient donc pas la route. Il faut des changements d’une telle envergure que seuls des États forts seront capables de faire.

Je voulais digresser un peu et parler de votre passage par l’industrie offshore luxembourgeoise. Entre 1990 et 1995, vous travailliez dans un cabinet d’audit. Comment caractériseriez le milieu à l’époque ?

C’était un milieu glauque. Les gens étaient complètement conscients qu’ils étaient en-dehors de la loi. Pas forcément au sein des Big Six [les Big Four avant la fusion de Price Waterhouse avec Coopers & Lybrand et la chute d’Arthur Andersen], puisque les grands cabinets d’audit avaient déjà mis en place des compliance officers. Mais entre petits cabinets on se battait pour ramasser les miettes. Du coup, on n’était pas du tout regardants. Je me rappelle les Russes et Polonais qui, après la chute du Mur, débarquaient avec des mallettes pleines de dollars. On comptait l’argent, puis on le mettait dans la branche trust d’une grande banque luxembourgeoise. Dès que je trouvais des articles incriminants dans la presse, je me faisais un malin plaisir de les découper et de les déposer, tôt le matin, dans la salle de réunion. À un moment, je me suis dit : Il faut que tu te sauves, il faut que tu te préserves.

Vous avez donc découvert très tôt un monde offshore qui restait inconnu à la plupart des Luxembourgeois. Ce background a-t-il alimenté vos réflexions politiques ?

Je pense que cela m’a donné un avantage en termes d’analyse. Très tôt, j’étais conscient que le Luxembourg payait son appareil d’État via des sources de revenus discutables. Pour moi, cette réalité était très tangible, puisque j’avais directement participé au système d’optimisation fiscale. À la fin des années 1990, je défendais la position qu’au Luxembourg, toute discussion sur la durabilité devait commencer par une remise en question de l’optimisation fiscale. Mais le sujet n’était absolument pas compris par la société civile. Personne ne voulait savoir. La poule aux œufs d’or avait pris une telle ampleur… En 2004, juste avant de quitter Greenpeace Luxembourg, j’avais proposé au CA que plutôt que de faire du militantisme générique, on devait se transformer en centre de compétences sur la question financière. Mais à l’époque, cette idée faisait peur : Trop compliquée, trop risquée. Ce n’est qu’aujourd’hui, donc quinze ans plus tard, que Greenpeace Luxembourg a mis en place une task force dédiée à la place financière. Les enjeux sont énormes. Juste pour vous donner une idée de grandeur : La Commission européenne estime qu’il faudra 300 milliards d’euros par an pour atteindre la neutralité carbone en Europe, et cela sur les trente prochaines années. Or au seul Luxembourg sont domiciliés 4 500 milliards d’euros d’actifs. Si on encourageait le basculement vers des investissements verts, cet argent suffirait à lui seul à faire la moitié du chemin européen en termes de décarbonation.

Au sein du réseau Greenpeace, vous incarniez le courant managérial. La stratégie d’une professionnalisation ne risque-t-elle pas de mettre les ONG sur la même pente que les partis politiques ? Je pense par exemple à l’effritement de l’engagement militant ou à la perte de légitimité aux yeux de l’opinion publique.

Les ONG qui sont nées dans les années 1970, comme Greenpeace ou Amnesty, sont à l’image de la société et de l’évolution des combats. Dans la « plaidoirie », il fallait à un moment être capable, face à l’adversaire, d’avoir les meilleurs arguments, factuels et incontestables. Mais cette bataille scientifique, nous l’avons gagnée. Ces ONG ont aujourd’hui atteint un point où elles sont condamnées soit à se réinventer, soit à décliner. Je pense qu’une structure de compétences comme Greenpeace devrait désormais servir de mentor – et pas plus – à Fridays for future. Ce mouvement correspond beaucoup mieux à l’urgence et au Zeitgeist. Fridays for future formule une revendication très simple : Que les vieux suivent les recommandations de la science. Ce que je trouve génial dans ce positionnement, c’est que les enfants tendent un miroir à leurs parents, à ceux-là qui leur répètent sans arrêt : « Soyez raisonnables ». Les jeunes retournent cet appel : « Soyez ce que vous nous demandez d’être ». Regarder dans ce miroir, ce n’est pas très joli. Cela énerve les vieux hommes blancs, mais à un point…

Bernard Thomas
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