Les sanctions économiques et financières à l’encontre de la Russie s’accumulent sans parvenir, pour l’instant, à faire fléchir ses dirigeants, ni sa population dont une grande partie a connu les pénuries de l’époque soviétique, le chaos qui a suivi (1 100 pour cent d’inflation en 1993) puis la crise économique et financière de 1998. Les pays occidentaux et le Japon mesurent en revanche bien les conséquences sur leurs propres économies par une forme d’effet boomerang. S’ils assument politiquement les sanctions prises, ils semblent mal préparés à les supporter économiquement, d’autant que la Russie dispose aussi de moyens de rétorsion.
Les mesures les plus lourdes de conséquences concernent les importations de Russie. Dès le début du conflit, un consensus s’est fait jour sur la nécessité de réduire les achats de pétrole et de gaz, pour assécher les ressources de l’agresseur, ce qui a fait mécaniquement flamber leurs cours. Mais les « alliés » sont divisés sur l’ampleur des restrictions. Les États-Unis et le Royaume-Uni ont décrété un embargo total sur le pétrole russe, ce à quoi l’UE est beaucoup plus réticente car nettement plus dépendante sur le plan énergétique. En 2019, 70 pour cent des importations de l’UE venant de Russie étaient du gaz et du pétrole. En valeur elles étaient près de six fois supérieures aux achats américains.
Dans le cas du pétrole l’offre est très inélastique à court terme malgré les réserves stratégiques et les efforts de certains pays de l’Opep (organisation des pays exportateurs) pour compenser les hydrocarbures russes manquants. Seules des économies drastiques permettraient de s’en passer rapidement. L’Allemagne a affirmé pouvoir le faire dès la fin de l’année. Pour le gaz les solutions de remplacement sont rares, même à un horizon de plusieurs années. Voilà pourquoi les cours ont bien plus augmenté que ceux du pétrole. Une situation que l’on retrouve dans le domaine des matières premières industrielles et agricoles où les hausses de prix et a fortiori des pénuries liées à un embargo créeraient (et créent déjà) de graves problèmes dans certains secteurs. Le blocage des importations est plus facile dans d’autres domaines. Joe Biden a ainsi annoncé l’interdiction d’importations issues de « secteurs phares de l’économie russe, notamment les produits de la mer, la vodka et les diamants », avec des conséquences très limitées sur l’économie américaine. De son côté, l’Union européenne va bannir les importations de produits sidérurgiques.
Pour les exportations, il s’agit surtout d’une mesure symbolique : a été annoncée l’interdiction de la vente de produits de luxe, comme les montres, les bijoux, les voitures, les vêtements et les antiquités, à la Russie. Les vins et les spiritueux pourraient aussi être concernés. Sur le plan macro-économique l’incidence est négligeable, mais aussi bien pour des grands groupes spécialisés que pour certaines PME qui ont misé sur le marché russe, l’impact sera plus lourd, notamment si ces entreprises sont implantées sur place. Les géants français et italiens du luxe ont ainsi dû fermer des dizaines de magasins (d’Land, 11.03.22). Au-delà de ce secteur, toutes les sociétés étrangères présentes en Russie risquent gros. En tant qu’entreprises opérant localement, elles subissent de plein fouet les sanctions financières et économiques (effondrement du rouble, problèmes de paiement et de financement, inflation, pénuries). En tant que filiales ou succursales de groupes de pays du G7, elles doivent se soumettre aux injonctions de leurs gouvernements.
Il en résulte un gros manque à gagner en cas de fermetures, même temporaires, ou de réductions de voilure. Dans la restauration rapide par exemple, Yum Brands ferme temporairement ses quelque 120 restaurants KFC et Pizza Hut. McDonald’s fait de même avec ses 850 restaurants, une décision qui va lui coûter environ cinquante millions de dollars par mois en charges fixes d’exploitation et en salaires, car les 62 000 salariés locaux continueront d’être payés. La question d’un retrait définitif est posée. Mais selon le Wall Street Journal, plusieurs entreprises américaines implantées en Russie qui envisagent de s’en retirer ont reçu de la part de procureurs russes des menaces explicites de saisies et même d’arrestations de leurs dirigeants locaux.
Parmi elles figurent justement Yum Brands et McDonald’s, mais aussi Coca-Cola, Procter & Gamble et IBM, qui ont reçu des visites, des appels téléphoniques et des courriers annonçant de possibles poursuites et confiscations, même d’actifs immatériels comme les marques. Vladimir Poutine a déjà exprimé son soutien à un projet de loi visant à nationaliser les actifs des entreprises ayant annoncé leur intention de quitter le pays, ce qui toucherait aussi des sociétés telles que Goldman Sachs, Levi Strauss ou Apple. L’impact total du « boomerang économique » sera élevé dans les pays du G7 et dans l’UE. L’inflation atteint des niveaux jamais vus depuis vingt ans. La BCE vient d’abaisser ses prévisions de croissance pour la zone euro de 0,5 point pour 2022, à 3,7 pour cent. Mais elle a aussi publié trois scénarios différents pour les années à venir : dans le plus sévère, la perte de croissance pourrait aller jusqu’à deux points de PIB cumulés d’ici à 2024.
Quant au FMI, qui avait dès janvier ramené sa prévision de croissance mondiale pour 2022 de 4,9 à 4,4 pour cent, il a annoncé qu’en avril elle serait à nouveau revue à la baisse, sans avancer de chiffres précis, compte tenu du niveau exceptionnel d’incertitude sur la durée et l’ampleur du conflit russo-ukrainien. Les pays voisins de la Russie et de l’Ukraine, qui leur sont très liés économiquement comme l’Asie centrale, la Moldavie et les pays baltes, seront les plus touchés. Mais la Chine elle-même, qui ne s’est pas jointe aux sanctions et qui pourrait même apporter de l’aide à la Russie, est aussi concernée. Début mars, elle a annoncé un ralentissement de sa croissance à environ 5,5 pour cent, contre 8,1 pour cent en 2021. Ce serait, hors période de Covid-19, le taux le plus faible depuis le début des années 1990. La Chine est le premier partenaire commercial de l’Ukraine. Elle lui fournit le tiers de ses importations de maïs. Elle sera aussi affectée par la hausse des prix des autres matières premières et les pénuries probables, ainsi que par les perturbations du commerce international.