En plaçant Christianne Wickler à la tête de Cargolux, le vieux routier de la politique François Bausch a commis une gaffe de débutant. Le shitstorm repose la question des nominations politiques

Verwicklert

Présentation des candidats verts en 2013. Au premier plan, Christianne Wickler
Foto: Patrick Galbats
d'Lëtzebuerger Land vom 07.05.2021

Il aura fallu douze minutes chrono à la nouvelle présidente de Cargolux, Christianne Wickler, pour se mettre tout le monde à dos. L’interview sur Radio 100,7 restera comme le document radiophonique d’un auto-sabotage. Sa qualification ? « Mon passeport. » Les émissions de CO2 émises par l’aviation ? « Je trouve que l’avion est la manière la plus durable pour acheminer ces produits [les vêtements]. » Son départ précipité du Parlement ? « Mick Jagger sur une scène d’opéra, cela ne va pas ensemble. » Son site ésotérique et post-factuel sur la pandémie ? « Je n’aime pas qu’on pousse les gens vers la peur. »

Ces petites phrases alignées par Christianne Wickler impressionnent peut-être lors de réceptions de la Fedil ou à de dîners en ville, mais sur les ondes de radio elles ne passent pas. (Et rappellent la désinvolture affichée par certains nouveaux représentants patronaux comme Nicolas Buck ou Michèle Detaille.) L’éphémère députée verte Wickler (PDG de Pall Center et de plusieurs stations d’essence) se décrit elle-même comme « incontrôlable ». Pour une compagnie aérienne qui doit traiter avec les bonzes du Parti communiste du Henan, cette qualité pourra vite tourner à l’incident diplomatique.

Depuis deux semaines, François Bausch s’échine à défendre son choix. Madame Wickler serait une femme d’affaires « dynamique », « mat Anung vu Business », répète-t-il ad nauseam. La preuve : « Elle a été élue à deux reprises Business Woman of the Year ». Il évoque le « charme particulier » d’avoir pu nommer une femme à la tête d’un « Männerclub comme la Cargolux ». L’interview sur 100,7 ? « Net grad glécklech », concède Bausch. Puis de relativiser : Christianne Wickler aurait été « surprise à contre-pied ». « Une interview, on peut la rater. On n’est pas des surhommes après tout ! » Une semaine plus tard, Wickler s’en remet aux bons soins de Paperjam.lu. Dans une interview très lisse, elle récite les éléments de langage : « Unifier les gens », « rendre quelque chose à mon pays », « être dans l’humain », « avancer dans le calme, la sérénité et la bienveillance ». Et annonce son retrait de l’Asbl Expressis Verbis, officialisé ce jeudi dans le Registre de commerce.

Bausch veut se montrer œcuménique. Dans un premier temps, raconte-t-il, il a approché son prédécesseur, Claude Wiseler (CSV), qui aurait accepté, avant que « le destin de la vie » en décide autrement et force le Spëtzekandidat malheureux de 2018 à prolonger sa carrière politique. Mais une autre circonstance (que Bausch ne cite pas) aura fragilisé cette candidature : Les sanctions que la Chine a décrétées en mars contre l’eurodéputée Isabel Wiseler-Lima. Elles s’étendent aux membres de la famille, donc également à son mari, Claude Wiseler, qui pourrait ainsi être interdit d’entrée en République populaire, et n’aurait plus forcément fait l’unanimité auprès de l’actionnaire chinois de la Cargolux. L’option Wiseler avait pourtant de quoi séduire le stratège Bausch. Elle aurait permis de soigner les relations avec le CSV, en vue d’une éventuelle coalition noire-verte en 2023. Elle aurait aussi été une manière de boucler la boucle. Car ce fut Wiseler qui, en 2013, avait nommé l’ancien maire de la capitale, Paul Helminger (DP), à la présidence de Cargolux. Le même Helminger qui, en 2005, avait contribué à respectabiliser Bausch en en faisant son premier échevin.

Bausch a ensuite proposé la présidence à un de ses hauts fonctionnaires : Tom Weisgerber. Aussi discret qu’influent, le grand commis de l’État siège dans le conseil de la Cargolux. Déjà aujourd’hui, il tire les ficelles dans les coulisses. Après de longues discussions, Weisgerber finit par décliner le poste prestigieux, expliquant à son ministre qu’une telle nomination créerait une « situation malsaine ». « Dat huet mir total ageliicht », dit Bausch. Le ministre aurait ensuite « regardé à droite et à gauche dans le privé » : « Mais, par l’amour de Dieu, je ne veux pas vous répéter ce qu’on m’a répondu… » C’est-à-dire ? « On n’y gagne pas assez [44 000 euros par an, ndlr], et cetera. Voilà ce qu’on m’a répondu. »

François Bausch répète que ce n’est qu’au lendemain de la nomination, qu’il aurait pris connaissance du site Expressis Verbis co-créé en janvier par Christianne Wickler. Le screening semble donc avoir été plutôt sommaire. « 95 pour cent des gens ne connaissaient pas cette plateforme. Maintenant plus de gens sont allés voir… Merci Tageblatt ! » Une vingtaine de minutes plus tard, Bausch admet pourtant avoir été mis en garde. « Certaines personnes m’ont dit : ‘Fais gaffe, Christianne a une position plus critique par rapport au Covid.’ » Wickler fait régulièrement l’éloge du Sonderweg suédois : « Je viens très souvent en Suède pour la santé contagieuse », disait-elle en février à Bas Schagen, ancien animateur RTL et DNR, reconverti en Youtubeur « coronasceptique ». Sur le site de l’Asbl Expressis Verbis, un article (non signé) qualifie la vaccination contre la diphtérie, le tétanos et la polio (administrée aux nouveau-nés) comme « Krebsgeschwür der Medizin ». Même s’il se désigne lui-même comme « un fervent absolu » des vaccinations (« je ne suis pas connu pour être un adepte des théories ésotériques »), François Bausch estime que la vaccination est quelque chose « avec laquelle certaines personnes ont des problèmes » : « Il y en a aussi dans notre parti, tout comme il y en a au CSV, DP, LSAP, enfin dans tous les partis. »

Tant Xavier Bettel que Paulette Lenert ont réitéré leur soutien à la nouvelle présidente de Cargolux. Ses positionnements épidémiologiques seraient du domaine « personnel » et ne remettraient nullement en question ses « compétences ». Ce mercredi au Parlement, le CSV, soutenu par la Piratepartei et Déi Lénk, dépose une motion invitant le gouvernement à « provoquer la démission » de la nouvelle présidente. Le député Serge Wilmes (CSV) reproche au ministre des Transports d’avoir « agi à la légère », l’appelant à « redresser son erreur ». Il désigne la nouvelle présidente de Cargolux de « Corona-Skeptikerin », et cite un article signé par Expressis Verbis, dans lequel l’Asbl met en question les chiffres d’infections et estime que la vague épidémique finirait par se briser toute seule, sans mesures sanitaires. Revenant sur un passage de l’interview sur Radio 100,7 dans lequel Wickler avait affirmé que l’Europe ne disposerait « ni de fabriques ni d’écoles » pour fabriquer des vêtements (qui devraient donc être importés par avion d’Asie), Wilmes lui reproche une « double morale écologique » et une méconnaissance des réalités macro-économiques. « Elle a droit à ses opinions, mais le gouvernement a aussi le droit de ne pas les partager et de ne pas faire placer Madame Wickler à la tête de Cargolux. »

La défense montée par les Verts semble bien tiède. Visiblement mal à l’aise, la cheffe de la fraction verte, Josée Lorsché, utilise son temps de parole pour se « distancier de ceux qui banalisent la pandémie », avant de brièvement faire allusion aux « compétences économiques incontestées » de son ancienne collègue députée. François Bausch se lance, lui, dans un exposé sur la success story de Cargolux depuis 2013, puis disserte longuement sur la composition de l’actionnariat, pour finalement conclure que Christianne Wickler (qui « ne nie pas » l’existence du coronavirus) n’aura qu’une voix au CA où elle devra représenter la position des détenteurs du capital. Puis apparaît brièvement François Bausch, la bête politique. Le ministre indique avoir trouvé une Cargolux « au bord de la faillite » à son arrivée au ministère. De ce passé récent, dit-il, on pourrait longuement en parler. Un coup de semonce en direction du CSV, pour lequel le micmac qatari créé en 2011 par Luc Frieden et Albert Wildgen, avec un Claude Wiseler dépassé et indécis, reste un souvenir pénible. Or, Bausch avance sur le fil du rasoir, puisque le même Wiseler avait été son candidat favori. Même si, probablement par bienséance, il ne souhaite citer son nom face aux parlementaires.

En termes politiques, la nomination de Christianne Wickler aura beaucoup coûté aux Verts, sans rien leur rapporter. Surtout que le parti semble plus vulnérable aux critiques de favoritisme que ne le sont le DP, le LSAP, ou que ne l’était le CSV. Dans les médias, on constate une forme de Schadenfreude d’accuser les apôtres de l’exemplarité et de la transparence de trébucher sur leurs propres idéaux éthiques. C’est la deuxième nomination d’un ministre vert à provoquer un shitstorm en une année. En avril 2020, la nomination de la vice-directrice de l’Athénée, Joanne Goebbels, à la tête de la Bibliothèque nationale avait exposé la ministre de la Culture, Sam Tanson, au reproche d’avoir favorisé une copine. La séquence s’est conclue par le retrait de Joanne Goebbels et l’apparition d’un deus ex-machina : Claude D. Conter, qui avait dû se faire prier à trois reprises. Mais pour les Verts, l’épisode reste une plaie ouverte. François Bausch s’emporte ce mercredi sur Radio 100,7 : « Madame Tanson en a souffert ! Pendant des nuits, elle n’en a pas dormi. »

« J’ai trouvé ça vraiment injuste, se rappelle Sam Tanson. Tant vis-à-vis de Joanne Goebbels que de moi-même. » Au bout du processus de sélection, on lui aurait soumis deux noms, avec « une préférence claire pour Joanne Goebbels ». Sur base des entretiens et tests psychologiques, le CGPO (Centre de gestion du personnel et de l’organisation de l’État) lui aurait même « fortement déconseillé » le deuxième candidat. « L’alternative aurait été de ne pas nommer Joanne Goebbels, parce qu’elle s’appelle Goebbels et parce que je la connais. Comme approche, cela me paraît… un peu spécial. » Depuis ce traumatisme, les nominations dans le domaine culturel paraissent précautionneuses : Pierre Ahlborn a été reconduit à la Philharmonie, tout comme Luc Henzig à la Rockhal. Nathalie Jacoby apparaissait comme la successeure naturelle de Claude Conter au Centre national de littérature, tandis que les nominations des deux coordinatrices de Kultur:LX, Diane Tobes et Valérie Quilez, auront peu retenu l’attention. Pour diriger le ministère de la Culture, Sam Tanson a recruté Jo Kox, figure ubiquitaire du milieu, comme premier conseiller de gouvernement. « Jo c’est simplement Monsieur Kep », dit-elle en se référant au Kulturentwécklungsplang (KEP) que l’accord de coalition promet de mettre en œuvre. Le nouveau conseiller est incidemment issu d’une famille de notables verts, qui compte désormais un ministre (Henri Kox), un échevin (Martin Kox) et une députée (Chantal Gary).

La cas Wickler semble symptomatique d’un parti installé au pouvoir, mais dont le réservoir de recrutement reste peu profond. Il est en train de se remplir. Pour les jeunes gens ambitieux, prendre sa carte aux Verts, c’est maximiser ses chances de s’associer à un futur parti de gouvernement. Le nombre de membres a explosé. Entre 2013 et 2019, il est passé de 600 à 1000. Il y huit ans encore, alors qu’ils frappaient aux portes du pouvoir, les Verts s’interrogeaient sur comment diriger un appareil d’État dans lequel ils ne disposaient pas de relais et qu’ils soupçonnaient pourri par des décennies d’hégémonie CSV. Dans leur programme électoral de 2013, ils proposaient la création de cabinets politiques composés de trois conseillers, entrant et sortant avec leur ministre. Des fonctionnaires politiques embauchés en CDD qui ne finiraient pas par rester placardisés jusqu’à la retraite. Autant pour la théorie.

En pratique, les ministres verts finiront par s’appuyer sur les hauts fonctionnaires en place. Ils ne nommeront quasiment pas d’opérateurs politiques issus de l’appareil de parti. Ce qui aura fait des frustrés parmi les employés de la fraction et du parti qui, après une si longue traversée du désert, se voyaient déjà en futurs conseillers de gouvernement. À deux exceptions près : Mike Mathias (au Logement) et Olaf Münichsdorfer (à l’Environnement puis à l’Énergie). Le premier, un ancien permanent d’ONG et collaborateur de la fraction, quitta le Conseil d’État et devint l’éminence grise au ministère du Logement. Le second, ancien journaliste au Land, puis assistant parlementaire de Claude Turmes, s’est improvisé spin doctor à l’Environnement avant de retrouver l’ancien eurodéputé Turmes au ministère de l’Énergie, qu’il a intégré comme coordinateur général. À un niveau plus subalterne, Christophe Reuter, ancien conseiller communal à Bridel-Kopstal des Verts, a été nommé par François Bausch directeur de la division « Planification de la mobilité ».

À l’Environnement, la ministre Carole Dieschbourg s’appuie sur l’expertise des deux coordinateurs généraux, André Weidenhaupt et Mike Wagner. François Bausch mise sur Tom Weisgerber et Félicie
Weycker, deux hauts fonctionnaires déjà en place sous Wiseler, pour gérer son super-ministère des transports et des infrastructures. « Comme échevin, dit Bausch, j’avais beaucoup à faire avec eux. Et je les ai observés. Quand j’ai repris le ministère je me suis dit : ‘Ces deux-là, tu dois absolument les garder !’ » Une confiance dans l’appareil d’État, qui marque l’aboutissement d’un long processus d’assimilation de l’ex-trotskiste. Plutôt que de risquer de se mettre à dos les fonctionnaires, Bausch s’en assura la loyauté. Weycker cumule aujourd’hui des sièges dans une panoplie de conseils d’administration (CFL, Luxtram, Lux-Airport) et préside le Fonds Belval et le Fonds Kirchberg. Weisgerber préside Luxairport et siège dans la Société électrique de l’Our, le Fonds Belval, Luxair et Cargolux.

Le non-juriste Felix Braz était entré au ministère de la Justice en solitaire. Il s’était rapidement aligné sur les experts en place, la « gréng Handschrëft » se dissolvant dans la bruine administrative. A-t-elle craint de voir se reproduire un tel scénario ? Sam Tanson esquive la question et évoque « un ministère hautement politique ». Tandis que Bausch se dit sceptique par rapport à l’idée de 2013 de créer des cabinets politiques, elle y reste favorable. Dans un appareil d’État rigide, ce modèle permettrait « plus de flexibilité » : « L’administration doit fonctionner. Mais, au-dessus, il y a le ministre et son agenda politique ; et il peut évidemment être utile de s’entourer de gens déi politesch matdenken, qui ont un flair politique, des antennes pour capter qui se passe dans la société. »

Au lendemain des législatives de 2018, le gouvernement a fait passer le nombre maximal de « conseillers de gouvernement » de 82 à 126. Ce mode de nomination politique permet de court-circuiter les conditions d’accès à la fonction publique (diplômes, examens-concours, stage). Mais l’idée de cabinets politiques en CDD soulève peut-être plus de problèmes qu’il n’en résout. À commencer par celui du pantouflage, donc du risque de voir, tous les cinq ans, une flopée de conseillers politiques monnayer leur savoir d’insider sur le marché. Une politisation des cabinets engendrera également une montée des frictions entre administrations, cette « pensée en silo » que le gouvernement prétend avoir aboli.

Bernard Thomas
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