La reconnaissance de droits spécifiques liés à une personne lésée par une infraction est un casse-tête qui oppose ceux qui revendiquent un statut de victime à part entière aux juristes qui estiment que les juridictions pénales ont une autre raison d’être. Déplacer l’attention du prévenu vers la personne qu’il a lésée constitue un changement total de paradigme. Car l’objectif premier du procès pénal est la protection de l’ordre public. Aux juridictions civiles de s’occuper de la réparation des dommages causés aux individus. Cette distinction des juridictions deviendrait perméable, l’implication à part entière d’une tierce personne qui ne s’est pas constituée partie civile dans un procès pénal met mal à l’aise les représentants de la magistrature et des avocats (d’Land, 19 octobre 2006). Le Conseil d’État l’est tout autant, même s’il reconnaît l’opportunité du renforcement des droits de la victime, qui n’est apparue jusqu’ici qu’en « filigrane » au cours d’un procès pénal. C’est sans doute la raison pour laquelle les Sages se sont faits prier pendant cinq ans avant de rendre leur copie – la Commission juridique de la Chambre des députés avait d’ailleurs annoncé plusieurs fois son intention de commencer ses travaux sans plus attendre l’avis du Conseil d’État.
La justice doit assurer la réparation des dommages d’une part et réprimer les infractions de l’autre. Pour le Conseil d’État, il faut éviter de mélanger les genres – l’action civile pour la personne lésée et l’action pénale du ministère public destinée à sanctionner l’auteur de l’infraction. C’est la raison pour laquelle la procédure civile demeure « la voie royale » pour le Conseil d’État, car « associer la personne lésée à la procédure, avant même que l’action publique n’ait été mise en mouvement, peut se révéler délicat à plus d’un titre ». Or, la constitution de partie civile –- qui permet aussi à la victime d’être informée sur le déroulement de l’affaire et de consulter le dossier – implique une démarche « proactive », comme le décrit le rapporteur du projet de loi Laurent Mosar (CSV), avec des honoraires d’avocat à la clé. Il faut aussi considérer les victimes qui ne souhaitent pas engager de procédures, ni porter plainte. Selon lui, la justice pénale ne revêt d’ores et déjà plus un seul aspect vindicatif et les victimes ont un droit de savoir, même si elles ne comptent pas s’impliquer dans un procès pour quelque raison que ce soit. Or, la question de savoir qui peut obtenir un statut de victime demeure entière et le député est d’accord avec le Conseil d’État qui souhaite éviter de créer des différentes catégories de victimes – parties civiles, celles qui ont déposé une plainte ou celles qui ne se sont pas manifestées par crainte de représailles ou pour préserver leur réputation par exemple. Le Conseil d’État recommande au législateur de ne pas introduire un véritable statut de victime et il « ne peut pas concevoir qu’il soit dans les intentions des auteurs du projet de loi de revenir, ne fût-ce que par la tangente, à une sorte de système accusatoire à l’initiative des parties lésées ».
Le droit à l’information constitue l’épine dorsale du projet de loi et le rapporteur du texte souhaite rester dans la ligne tracée. C’est aussi le souci principal du député socialiste Alex Bodry, dont la proposition de loi renforçant les droits des victimes d’infractions est analysée en même temps que le projet de loi. Car il s’agit aussi d’une question de perception et d’adhésion des citoyens à la justice. « Il faut que la victime soit informée de chaque étape de la procédure, insiste Alex Bodry. La justice doit s’ouvrir davantage et se défaire de ses réflexes conservateurs. » Propos relayés par Laurent Mosar, pour qui il n’y a pas de raison d’accepter un manque de transparence de la part du pouvoir juridique, alors que le législatif et l’exécutif, eux, doivent rendre des comptes. « Les gens veulent savoir quel sort a été réservé à leur plainte, quel que soit le préjudice qu’ils ont subi, poursuit-il. Ils devraient avoir un droit à l’information. Il ne s’agit pas de vouloir prendre la main ou influencer le cours d’une affaire ou d’un procès. »
C’est la raison pour laquelle il insiste aussi sur l’importance du droit de recours contre le classement sans suite d’une affaire par le procureur. Le Conseil d’État est d’accord pour obliger celui-ci de motiver sa décision de classement, mais il ne voit aucune raison de permettre un recours à la victime. Car « une décision de classement est toujours et par essence une décision provisoire. Rien n’empêche le procureur d’État de rouvrir un dossier. » Cette initiative doit donc demeurer dans les mains de la Justice.
La victime a le droit d’être informée des suites réservées à sa plainte, mais elle doit en faire la demande, sinon les services des Parquets risquent la surchauffe. La Haute corporation souhaite aussi supprimer les informations sur l’auteur présumé de l’infraction. Par contre, la victime doit pouvoir être mise au courant de la libération de l’auteur des infractions, mais là encore, il faudrait définir qui sont les personnes susceptibles d’être informées. Les Sages se prononcent d’ailleurs contre le « caractère répétitif des informations à fournir à la victime » au risque de tomber dans l’excès. Comme la plupart des victimes se font épauler par un avocat, il n’est selon eux pas nécessaire d’obliger tous les intervenants – police, Parquet, juge d’instruction – de rappeler ses droits à la victime.
Le Conseil d’État touche par là le nerf de la guerre. La police n’a pas une mission d’assistance aux victimes et le juge d’instruction pourrait se voir reprocher un parti pris contre l’inculpé. Et comme le juge non plus ne peut se faire le porte-parole de la victime de l’infraction, il ne reste finalement plus grand monde pour le tenir au courant. D’ailleurs, pourquoi ne pas publier un petit manuel des droits de la victime ? « Le Conseil d’État de signaler que le ministère fédéral allemand de la Justice a publié un petit opuscule intitulé ‘Opferfibel’, qui contient à la fois des renseignements d’ordre juridique et pratique, y compris les adresses de contact de services d’aides aux victimes. »
Un autre volet important du projet de loi est la protection des témoins menacés. Là encore, le tribunal devrait apprécier dans quelle mesure un témoin est menacé, ce qui représente pour le Conseil d’État un autre danger pour la neutralité des juges. Il faudrait dès lors rédiger un projet de loi à part pour régler la question, ce qui impliquerait aussi, dans la pratique, un ajournement du recours à différents moyens d’auditions à distance, comme la vidéoconférence ou la téléconférence.
Les enregistrements des témoignages de mineurs, par contre deviennent la règle. Néanmoins, le Conseil d’État propose de laisser tomber l’idée de retarder les délais de prescription des crimes exercés contre des mineurs en attendant l’entrée en vigueur du projet de loi relatif à la traite des êtres humains. Or, celui-ci n’est pas prêt d’être voté de si peu.
Ensuite, le Conseil d’État pose la question de savoir s’il ne faudrait pas retarder l’entrée en vigueur de la future loi, car il faut laisser aux instances judiciaires un certain temps de préparation. Or, rien ne les empêche en principe de prendre des mesures avant le vote officiel à la Chambre des députés. De plus, la Haute corporation propose de limiter les effets de la loi aux faits qui se sont déroulés après l’entrée en vigueur.
En conclusion, le Conseil d’État concède au plaignant le droit d’être tenu au courant de ce qui advient de sa plainte et du déroulement de la procédure. « L’information du plaignant ne doit en effet pas devenir une fin en soi », estime-t-il, car somme toutes « les droits de la partie civile tels que consacrés déjà actuellement (…) sont aux yeux du Conseil d’État de nature à assurer de manière effective l’objectif poursuivi, qui est la réparation du dommage causé par l’infraction. »
Derrière l’aspect purement formel et normatif de ce projet de loi se manifeste donc une vision des choses diamétralement opposée, entre d’une part celle du monde politique qui tente de forcer le passage aux citoyens qui se sentent lésés – une mesure populaire donc qui obtiendra facilement le soutien des citoyens – et de l’autre les juridictions qui se disent soucieuses de maintenir l’équilibre et d’éviter le danger de l’insécurité juridique causé par des chamboulements – attitude perçue comme une volonté de repli sur soi, où l’opacité sert de bouclier contre toutes les critiques éventuelles. Mais qui a obtenu les faveurs du Conseil d’État.