La nouvelle direction du réseau d’autobus Tice instillerait un climat de méfiance et entretiendrait des relations tendues avec le personnel, les syndicats s’organisent

Tice, la colère gronde

Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 01.08.2025

Il fait bon être fonctionnaire pour les communes et l’État. Cet adage typiquement luxembourgeois n’est plus aussi vrai. La Fédération générale de la fonction des communes (FGFC) dénonce un environnement de travail stressant et une gestion autoritaire au sein du Syndicat pour le transport intercommunal du canton d’Esch (Tice). À la suite de multiples réclamations déposées par le personnel, la direction a commandé une enquête interne en octobre 2024 afin de jauger le mécontentement de ses employés. Le Land se l’est procurée ; elle confirme un malaise persistant.

Le bureau du Tice, représenté par les bourgmestres et échevins des communes concernées, a répondu aux accusations faites par la FGFC dans un communiqué de presse publié ce mardi. Il confirme son soutien envers la direction et « rejette fermement » tout reproche de gestion autoritaire.

L’enquête réalisée par un organisme indépendant (payée 12 000 euros selon Marco Lux, président du Tice), révèle une nouvelle tendance parmi le personnel de route. Alors que le Tice comptabilisait environ cinq départs volontaires par an, il en comptabilisait quinze en 2024. Sur les six premiers mois de cette année, dix membres du personnel de route ont déjà claqué la porte. Selon la direction, les chauffeurs en demanderaient trop et cette enquête interne ne serait pas représentative de l’ambiance réelle au sein de l’organisation. Pourtant, près de soixante pour cent du personnel de route y a participé.

Méfiance est mère de sûreté

L’enquête dévoile que, depuis 2022, les chauffeurs de bus ne se sentent plus soutenus par leur direction. Plus de 67 pour cent des chauffeurs sondés jugent « le soutien et l’humanité (sic) de leurs supérieurs » « mauvais », voire « très mauvais ». Pour Mike Schoos, directeur du Tice, ce sondage « n’est pas représentatif car il manque un tiers des personnes » et ajoute qu’« on peut faire dire ce qu’on veut aux chiffres ». Selon les témoignages recueillis parmi le personnel, la direction balaierait les réclamations d’un revers de la main et ferait preuve de condescendance lors des réunions avec la délégation du personnel.

À chaque manquement aux règles, les employés sont obligés de rédiger des ordres de justification. Théo Schickes, président de la délégation du personnel (FGFC), estime que ces rapports sont inutiles et souvent sans fondement. L’ancienne direction de Tice accordait le bénéfice du doute à ses employés lorsqu’une infraction était signalée sans preuve, ce qui ne serait plus le cas aujourd’hui. « Dans un bus, il peut y avoir une cinquantaine de passagers et, au fil de la journée, nous en transportons bien plus. Il suffit qu’une personne appelle la centrale et signale que notre conduite ne lui plaît pas, et nous nous devons rédiger des ordres de justification bidons et chronophages qui resteront dans notre dossier », s’emporte Schickes.

Selon le communiqué du bureau du Tice, le nombre d’ordres de justification serait conforme. En 2025, ils seraient essentiellement dus à des dommages matériels importants, une conduite imprudente, des infractions au code de la route et un « comportement irrespectueux à l’encontre de collègues de travail ayant nui à l’image du Syndicat ». Aux yeux de Théo Schickes, certaines de ces raisons seraient floues. Il dénonce une multiplication d’accusations sans preuves apportées à l’encontre des conducteurs.

Le point d’orgue des rapports tendus entre la direction et ses chauffeurs se trouve dans les convocations chez le médecin de contrôle. En temps normal, ces mesures sont prises lorsque les absences d’un employé se répètent et que l’on soupçonne une fraude. Or, les convocations sont quasiment systématiques raconte Mathieu*, chauffeur qui a témoigné sous couvert d’anonymat : « Si j’appelle le matin pour dire que je ne peux pas travailler l’après-midi, même si j’ai déjà un certificat du médecin, je dois quand même m’attendre à une convocation à la médecine du travail dans la journée ». Selon d’autres témoignages, un conducteur aurait même été convoqué deux fois en moins de 24 heures. « Désormais, les chauffeurs viennent la boule au ventre. Ils craignent des représailles s'ils se déclarent malades » ajoute Mathieu. Selon plusieurs chauffeurs, il arriverait que certains viennent travailler avec de la fièvre pour conduire des véhicules transportant des dizaines de personnes.

Le communiqué de presse du bureau du Tice relativise le nombre de ces contrôles médicaux. Il y aurait eu 51 examens en un an pour un effectif total de 523 agents. Parmi ces examinés, 19 auraient été déclarés aptes à travailler. Pourtant, les chiffres du FGFC permettent de faire une distinction entre le personnel de route et le personnel administratif. Ces statistiques témoignent de 54 contrôles médicaux pour les 369 conducteurs, parmi lesquels dix étaient finalement considérés aptes à travailler.

Pour Alain Sertic, syndicaliste à la retraite, la charge mentale qui accompagne le chauffeur au cours du trajet aurait des répercussions sur son état de santé physique : « Conduire un bus dans une zone urbaine est très éprouvant physiquement. Entre les feux rouges, les rues étroites, les croisements et tout ce qui se passe à l’intérieur du bus, il y a de nombreuses raisons pour qu’on finisse la journée avec le corps crispé ». Le chauffeur n’est pas seulement tenu responsable des événements sur la route, mais il doit également garder un œil sur l’intérieur du bus. Une double responsabilité qu’il ne peut négliger.

Le contrôle permanent de chauffeurs qui amène à ce ras-le-bol général inquiète Mathieu. Au volant depuis presque dix ans, il se questionne sur les répercussions de ce climat à long terme : « Le jour où un chauffeur malade aura un accident grave, impliquant plusieurs blessés, qui en prendra la responsabilité ? ». Interrogé par le Land, le directeur du Tice, Mike Schoos, répond : « Pour moi, si je décide de prendre ma voiture alors que je suis malade et que je fais un accident, je reste quand-même responsable ».

Les fonctionnaires menacés

Des décennies de luttes ont permis aux fonctionnaires de profiter de leurs droits, mais ils se sentent désormais menacés par un plan de détricotage social. Dans un communiqué de presse publié en juillet 2024 à propos des négociations de la nouvelle convention collective, Marco Lux assurait qu’aucun démantèlement des acquis n’était prévu et que la société de transport continuerait à engager des fonctionnaires.

Un an plus tard, la structure subit un exode considérable et la direction engage désormais des salariés en CDD. C’est le cas de 26 chauffeurs actuellement, selon le directeur Mike Schoos. Antoine*, en contrat déterminé depuis presque un an, estime qu’il n’a pas de perspectives au volant de Tice : « Dès que j’ai été engagé, ils m’ont fait comprendre qu’il ne fallait pas que je me fasse d’espoir, ils ne recrutent plus de fonctionnaires ».

Ainsi, se forme un cercle vicieux dont il est difficile de sortir : La surcharge des conducteurs amène à une augmentation des burn-out, ce qui cause une hausse des arrêts de travail. Les conducteurs en bonne santé, subissent alors une plus grande charge de travail.

Selon Alain Rolling, secrétaire général Service public à l’OGBL, le dialogue social avec les syndicats est quasiment nul. Il raconte au Land : « Quand on demande une entrevue au Tice, soit on attend des semaines pour une réunion, soit on n’a même pas de réponse. Ils ne veulent pas nous voir, ils font tout pour ne pas nous recevoir. Je pense que je n’ai jamais vécu ça... Normalement, lorsque je demande une entrevue auprès d’un ministre ou d’une commune, je l’obtiens, même si c’est parfois avec un délai de deux semaines. Pas chez Tice. »

Malgré les nombreuses déclarations et le Plan national de mobilité imaginé par le gouvernement, qui prévoit de doubler le nombre d’usagers des transports en commun dans le sud d’ici 2035, le personnel de conduite se fait du souci quant à la pérennité du modèle actuel. Deux lignes de bus ainsi que le transport scolaire, seront assurés par des compagnies privées à partir de 2026. Une expansion de la société semble compromise. Afin de remplacer sa flotte thermique par des bus cent pour cent électriques, le Tice devra réaliser des travaux de restructuration de ses bâtiments à Esch-sur-Alzette. Mais avec la construction du Südspidol à côté, le site du Tice n’aura plus de marge d’extension et ne pourra accueillir que 90 bus au lieu des 143 qu’il compte actuellement. En effet, les infrastructures nécessaires à l’électrification prennent davantage de place. Pourtant, face au Land, Mike Schoos rétorque : « Nous ne prévoyons pas de changer de site ».

« Comme la direction a fait le choix de ne pas quitter le site actuel, soit tout sera délaissé au privé soit nous devrons obtenir un deuxième site plus grand pour assurer le même niveau de service », dit Martin*, conducteur chez Tice. De son coté, Marco Lux n’est pas inquiété par les objectifs du Plan national de mobilité : « C’est une stratégie du ministère, si elle se concrétisera de cette façon, c’est une autre discussion ».

Le sourd, le muet et l’aveugle

Les syndicats dénoncent également un comportement « irresponsable » des représentants communaux. Ceux-ci seraient « plus ou moins indifférents face aux relances des délégations du personnel et ne souhaitent pas se salir les mains avec ces histoires » dit Alain Rolling. Lorsque le député pirate Marc Goergen apprend les accusations de la FGFC et l’existence d’une enquête interne, il en informe la ministre de la Mobilité, Yuriko Backes (DP) à travers une question parlementaire. Celle-ci a répondu vendredi dernier ne pas être au courant de l’existence de cette enquête interne et ajoute que « les questions en rapport avec la politique du personnel, les conditions de travail ou les relations entre le personnel et la direction relèvent de la compétence du syndicat intercommunal Tice ». En revanche, le président du Tice Marco Lux déplore que le conflit soit arrivé jusqu’au bureau de la ministre : « Je suis ici depuis longtemps et je remarque que nous n’avons jamais eu autant d’affaires qui ont nécessité une intervention politique. Il faudrait que nous puissions régler nos problèmes sans devoir en arriver là. » Interrogé à ce sujet ce mardi sur RTL, Paul Weimerskirch (CSV), bourgmestre de Schifflange sur le départ, constate que « cette histoire est la preuve qu’il faudrait réfléchir à la façon de diriger ce genre de syndicat (inter-communal) afin d’éviter de telles situations. Lorsqu’on est impliqué dans un syndicat en tant que bourgmestre ou conseiller communal, on n’a pas toujours le savoir-faire nécessaire pour prendre les bonnes décisions ».

Dans leur communiqué de presse, les représentants communaux réaffirment leur soutien envers la direction. Ils indiquent que cette enquête interne aurait été réalisée lors d’une période « d’incertitudes » durant laquelle les négociations avec l’État à propos du futur du Tice venaient à peine de commencer. Ces doutes seraient désormais levés et les relations tendues avec la nouvelle direction s’expliqueraient par une « résistance au changement, inhérente à l’être humain, étant donné qu’il est plus rassurant de demeurer dans ce qui nous est familier plutôt que d’accepter les évolutions ».

Les négociations entre l’État et les communes ont finalement abouti à un accord pour la mise en place d’un « syndicat mixte » dès 2027, dont la nouvelle forme reste encore inconnue. Sur le plan financier, les neuf communes affiliées au Tice se sont mises d’accord avec le gouvernement. Lors des dix prochaines années, l’État déboursera 700 millions d’euros pour le Tice, tandis que les communes apporteront 150 millions. En échange, l’État deviendra co-décisionnaire du syndicat. Une solution que l’OGBL attend avec impatience. Moins la FGFC qui opère au niveau communal et serait affaiblie par cette « nationalisation ».

Pour l’heure, le piquet de protestation prévu pour le 19 septembre devant la direction à Esch-sur-Alzette est maintenu.

Note de bas de page

Léo-Paul Hoffmann
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