Est-il mot plus chargé de sens, riche d’affect, plus ambigu et fuyant, que l’allemand Sehnsucht ? Intraduisible en cela, réduit tantôt à de la nostalgie, ouvert tantôt au désir le plus brûlant. Et propre à conduire à la dépendance, à l’addiction. On se languit, de ce qu’on a perdu, de ce dont on est privé. Et ça étreint, empoigne, ça tenaille, torture. Gageure de vouloir faire tenir tant de sentiments, d’émotions, de sensations aussi, dans une heure de théâtre dansé. Jean-Guillaume Weis s’y est risqué, avec sept danseurs et danseuses, pour un spectacle plein de mouvements, des corps comme il se doit, de l’esprit, de l’âme, de quoi toucher vivement le public.
Les décors, pour commencer, sont d’une extrême réduction, n’existent pas pour ainsi dire. Et tant mieux. Tant cette esquisse d’architecture néoclassique, des deux côtés de la scène pour aboutir à un fond lumineux, avec ses ouvertures, des baies pour entrer et sortir, rappelle une piazza à la Chirico, où il ne manque que la statue ; on y arrivera à la fin du spectacle, Trixi Weis sera allée au bout de sa Sehnsucht de mystère. Comme elle aura parfaitement joué des costumes, tous ordinaires pour les danseuses et les danseurs, à part le moment où ils en changent, moment fort en couleur, atmosphère de récit, de conte, et alors il y va aussi des verts paradis de l’enfance.
Un texte de l’autrice Elise Schmit a accompagné la réalisation, en a inspiré telles orientations, de Sehnsucht. Et a fait s’orienter le spectacle largement, il fallait s’y attendre avec tel sujet, vers l’amour, Liebe voll Sehnsucht, à partir de l’anglais de Nan Shepherd : Love pursued with fervour is one of the roads to knowledge. Mais il y est question aussi d’autre chose : du père et de sa vieille machine à écrire, de promenades, de paysages, forêt, neige, montagne, d’inquiétude de ne pas être entendu, de ne pas être compris.
Bien sûr que toute cela ne se traduit pas sur la scène du TNL. Là, les gestes, les attitudes, les corps qui bougent, dominent. Dans des lignes sinueuses, des rythmes et des déplacements plus anguleux. Une fois que les danseurs ont pris possession de l’espace, tout se passe comme sur un grand échiquier ou simplement plateau de la vie. On est seul, on est à deux, des caresses, des enlacements, on se repousse ; le groupe se cherche, se forme, se trouve entraîné dans une course. Il lui arrive de se figer, comme pour une prise de photo.
La musique, la plupart du temps, à partir du piano de Chopin, porte à la mélancolie. Il est des voix d’enfants, des rires qu’on entend, des vagues de la mer, une houle plus ou moins régulière. Mais voilà que Strauss et sa valse viennent y mettre plus d’entrain, et le sang, non seulement viennois, de couler plus vite, et le chorégraphe de passer à de très beaux moments, de belles figures, tout cela empreint d’humour. Oui, la danse n’a pas à en être dépourvue. Là-dessus, retour à plus de nostalgie, de la mélancolie, le trio schubertien y pousse. Et pour les danseurs : Aifric Ni Chaoimh, Sakura Inoue, Francesca Chiodi Latini, Hernan Mancebo Martinez, Guerin Phan, Anna Senognoeva et Malcolm Sutherland, ce seront bientôt les derniers entrelacs, les dernières arabesques, avant que la scène ne s’assombrisse, ne tombe dans une nuit propice à sa façon à de la Sehnsucht, ultime effet de lumière de Zeljko Sestak.