Quand un père est tué, qu’une mère comble son deuil avec l’oncle et que se murmure la rumeur d’un fratricide dans tout un royaume où « il y a quelque chose de pourri », un fils ne peut que lutter face à la suspicion. Myriam Muller monte donc Hamlet, pièce puissante d’où elle fait déborder le tragique. Le Centaure s’empare du classique, en faisant jaillir l’humour émaillant certaines tirades, pour profondément jouer la tragédie familiale, l’une de celles où tout le monde meurt à la fin, laissant seule une voix éveillée, pour « raconter sans mentir ». Les thématiques lâchées par l’auteur sont tout à fait à propos, entre trahison, vilénie, hypocrisie, l’éponyme Hamlet (Simon Espalieu) les portant toutes furieusement.
Quand le roi du Danemark meurt, Hamlet son fils, se retrouve face au dégoutant mariage de sa mère Gertrude (Anne Brionne) et de son oncle Claudius (Jules Werner). Rapidement, des questions le taraudent et l’apparition du spectre de son père viendra sceller le désir de vengeance de ce prince que tous croient fou. L’histoire se complique ensuite et c’est encore Horatio (Justin Pleutin) qui la résume le mieux, en une tirade que Muller utilisera pour fin : « Vous entendrez parler d’actes charnels, sanglants, contre nature ; d’accidents expiatoires ; de meurtres involontaires ; de morts causées par la perfidie ou par une force majeure ; et, pour dénouement, de complots retombés par méprise sur la tête des auteurs ».
Hamlet c’est l’histoire d’un jeune homme, partagé entre plusieurs dimensions, celle du conte tragique, celle du théâtre – conscient d’y être –, et celle de la violence du monde qui fait dîner à sa table les pires félons. C’est en fait une allégorie de l’adolescent allant vers l’âge adulte, dérouté par la disparition de son père, la reconstruction de sa mère et l’arrivée d’un « nouveau » père. C’est finalement la banalité d’une famille qui se reconstruirait après la mort de l’un de ses membres. Dans ce sens, Muller, guidée par le scénographe et costumier Christian Klein, fera glisser une couronne de papier sur la tête de Claudius. Ce genre de couronne que les enfants décorent dans les classes du premier cycle. On peut s’imaginer d’entrée, que tout cela ne serait que la pure construction mentale du jeune Hamlet face au drame familial.
Sur des bribes de souvenirs de jeunesse, Hamlet connaît l’intransigeance du passage à la maturité – celle qu’impose la société autant que ses questionnements intérieurs –, brutalement obligée après la mort de son père. C’est psychanalytique. Œdipe se moquerait presque. Cette dimension familiale et les maux qu’elle emporte avec elle est prédominante dans la version Centaurienne. Comme la chorégraphie enfantine des retrouvailles entre Hamlet et Ophélie (Amal Chtati) confirme cette idée d’une version faisant batailler une jeunesse débordante d’énergie et une vieillesse bloquée.
Le texte suffirait presque à le comprendre, mais la mise en scène pointe clairement ce conflit de génération. Claudius, Gertrude et Polonius (Valéry Plancke) incarnent l’old fashioned team, de traditions en vieilles idées, tentant d’embarquer – ou de manipuler – dans leurs marottes les jeunes désorientés que deviendront Hamlet, Ophélie et Laertes (Raoul Schlechter). Autour du duel, Horatio gravite en témoin discret, prenant la parole d’Hamlet pour liturgie.
L’ensemble de la troupe montre une belle maîtrise de la dramaturgie shakespearienne. Malgré les légères déceptions qu’on aura trouvées dans des lignes parfois inaudibles, trop vite ou trop fort dites, nous légueront à cette critique, l’aspect « répétition générale », car nous y sommes, en fait. Et quel autre endroit pour tenter des choses, flageller son personnage, le faire chuter, pour l’élever de dates en dates… La distribution n’est jamais franchement à la faute, malgré un trop plein d’idées de mise en scène. Muller a visiblement voulu, coute que coute, se faire plaisir, et ça se ressent un poil trop. C’est peut-être le charme discret du Centaure – sa scène si proche, si réduite, faisant entendre le théâtre avec plus d’aplomb – qui nous manque cruellement.
Ici, au Théâtre des Capucins c’est d’abord gênant d’avoir tous les comédiens en vue, ceux « inactifs » bordant la scène. Et puis on se rassure de voir les chaises bouger et la scénographie vivre par les comédiens. Il y a une double teinte dans le parti pris de la metteure en scène, qui décide parfois d’encombrer de fulgurances, pour d’autres fois montrer une telle précision dans leur exploitation. C’est déroutant car, lorsqu’on peste sur un détail, le suivant nous touche bien plus fortement. Elle joue avec nous, avec nos attentes autant qu’avec ce que nous n’attendrions pas d’un classique. En témoigne, la pièce dans la pièce qui doit se jouer pour confronter Claudius au régicide dont on le soupçonne… C’est ici sous le format de ces vidéos balancées nonchalamment sur les réseaux sociaux que se discute la scène. Une vidéo-projection barrée, chaotiquement géniale, comme le miroir d’une nouvelle génération, qui ne tente plus de se faire entendre par la scène du théâtre, mais celle de la toile internet. C’est bougrement efficace, drôle et jubilatoire.
Et puis deux heures passent, et le temps ne se voit pas. C’est que finalement, on était bien devant ce Hamlet. En gardant toute l’indulgence qu’on associe à une générale, il faut retenir de cet instant, un magnifique duo d’amants tragiques que portent Jules Werner et Anne Brionne, et une progression vers le terme du drame très bien rythmée.
Et bien que le final soit donné sans l’épique du récit originel, Muller adjoignant ses comédiens à rester figer comme pétrifiés par le temps, c’est là qu’on comprend que cette histoire est devenue conte, celui qu’on raconte aux enfants comme pour les faire grandir plus vite. Cet Hamlet n’est en fait qu’un souvenir malheureux d’une famille décimée, narré en prose par le fidèle Horatio.