Depuis que les menaces du changement climatique ont émergé dans le débat public, il est périodiquement question de points de bascule (tipping points) : ils désignent les ruptures d’équilibre spécifiques risquant de causer un emballement et une accélération du réchauffement. C’est le cas par exemple de la perte d’albedo : en fondant, la banquise arctique cesse de réfléchir la lumière solaire, ce qui réchauffe l’atmosphère et accélère la fonte – un parfait exemple de rétroaction dite « positive » (qui n’a évidemment rien de positif pour nous).
Un autre cas est celui du permafrost, ce sol gelé en permanence depuis des dizaines de milliers d’années dans les régions les plus septentrionales du globe et dont le dégel causé par le réchauffement risque de libérer des quantités considérables de méthane, gaz à l’effet de serre immédiat énorme, ce qui déclencherait là aussi une boucle rétroactive dévastatrice. Entre les scientifiques qui alertent sur l’acuité de ce risque et ceux qui le minimisent, c’est la polémique permanente, régulièrement alimentée par des événements ou des études qui, il faut le reconnaître, tendent à donner raison aux premiers.
Les futurologues qui ont identifié des points de bascule dans les systèmes humains, notamment dans le domaine de l’agriculture dont les rendements risquent d’être mis à mal par l’aridité, avec pour impact des migrations de masse, sont régulièrement confrontés à des cas où ces chocs interviennent des décennies plus tôt que prévu.
Chaque fois que des nouvelles nous parviennent qui suggèrent que de tels mécanismes d’emballement sont en train de s’engager, nous avons droit à une guerre des tranchées entre ceux qui y voient le signe d’une urgence climatique de plus en plus exacerbée et ceux pour qui cette attitude relève de l’alarmisme stérile voire contre-productif.
L’existence de points de bascule dans le système climatique ne fait pas de doute. Si certains changements qui l’ont affecté depuis que notre planète existe ont été linéaires, d’autres en revanche ont été exponentiels et brutaux : c’est le cas notamment de plusieurs épisodes connus d’extinction de masse ou de variation importante du niveau de la mer, qui se sont passés en l’espace de quelques centaines ou dizaines de milliers d’années. Or, les bouleversements que nous imposons à notre planète du fait de notre boulimie de ressources sont en train de provoquer des changements profonds à l’échelle d’un ou deux siècles. Ces discussions sur la portée de tel ou tel point de bascule spécifique devraient en réalité nous rappeler que, sur une échelle de temps un peu plus longue, c’est expérimentation planétaire insensée à laquelle nous nous livrons sans relâche qui est en cause : c’est elle qui, dans son ensemble, nous rapproche jour après jour de la mère de tous les points de bascule.