Précédemment, nous avons vu que le sol était bien plus que la surface qui nous supporte, dans tous les sens du terme. Ses valeurs biologiques sont indispensables à la vie sur Terre.
Mais il a évidemment une autre portée, plus prosaïque, qui est économique. Au Grand-Duché, ce volet est capital, non seulement par sa grande place dans le niveau d’endettement de la population qui ne dispose pas d’un capital financier extravagant, mais aussi par retour de balancier dans le niveau de richesse de cette fraction de la société qui dispose de la terre, parfois à profusion.
Ce pan économique est également très politique, dans sa dimension la plus noble, la mise en place des règles et des normes qui définissent le vivre ensemble, comme dans la plus vulgaire, les petits arrangements qui permettent aux acteurs les mieux introduits de tirer le maximum de profit. Une terre agricole devenant constructible par la grâce des signatures d’un conseil échevinal voit sa valeur multipliée en moyenne par 1 000.
Le Luxembourg est doté d’un organisme assez unique, qui fait de lui l’un des pays les mieux équipés pour travailler sur cette question du sol, en tant que marchandise. L’Observatoire de l’Habitat, qui dépend du ministère du Logement, est animé depuis 2003 par une équipe de chercheurs du Liser, basée à Belval. « La question des terrains disponibles s’est posée très tôt ici », relève le géographe Antoine Paccoud. « Peu de pays ont une connaissance aussi fine et sur une aussi longue période, du stock de terrains disponibles, de leurs propriétaires et de ce qu’ils veulent en faire. »
La hausse continue du coût des terrains est un axe de recherche essentiel des travaux de l’Observatoire de l’Habitat. « Au début, l’hypothèse de la rareté créant les prix élevés était privilégiée, mais l’une des premières découvertes de l’Observatoire a été de remettre en cause cette idée » , avance l’économiste Julien Licheron. « En fait, les terrains libres et constructibles existent, c’est juste qu’il y en a peu sur le marché. Cette rareté est donc entretenue de toute pièce par les propriétaires. »
Au Luxembourg, il précise qu’environ 65 pour cent des terrains appartiennent à des personnes privées, 20 pour cent à des sociétés et quinze pour cent à des établissements publics. Antoine Paccoud livre un chiffre stupéfiant : 0,5 pour cent de la population résidentielle luxembourgeoise détient la moitié des terrains constructibles du pays.
Pour analyser ce mécanisme, le doctorant Tiago Flores analyse le cas de Dudelange. Il a épluché les sources cadastrales depuis 1824 dans l’optique de connaître les propriétaires des terrains à travers le temps. « Comme dans tout le pays, la détention foncière est très concentrée », explique-t-il. « Quelques dizaines de familles dudelangeoises détiennent une large majorité des terrains et comme leurs prix augmentent avec le temps, ils n’ont aucun intérêt à les vendre massivement, puisque cela aboutirait à diminuer leur valeur. Au contraire, les garder permet de contrôler le développement urbain et même la composition sociale de la ville. D’ailleurs ce phénomène n’est pas nouveau, il existait déjà il y a 100 ans lors de l’arrivée massive des migrants qui venaient travailler dans la sidérurgie. »
Noblesse rurale passive
Ces familles de grands propriétaires terriens ont un peu le même profil dans tout le pays. Ils proviennent d’anciennes lignées de paysans et sont désormais des rentiers accrochés à leurs terres n’ayant d’autres source de revenus que la vente parcimonieuse et conditionnée par la necessité de leur patrimoine foncier. Ce ne sont pas des promoteurs, ni même des investisseurs ou des actionnaires. Plutôt une catégorie sociale dont l’oisiveté est le mode de vie préférentiel et pour qui l’intérêt collectif n’est qu’une notion abstraite.
Cet immobilisme est favorisé par l’absence d’impôts sur les héritages en ligne directe ou d’une fiscalité qui motiverait à mettre ces terrains sur le marché. « Cela fait longtemps que nous mettons en avant les atouts d’un impôt foncier plus conséquent, mais ce n’est que depuis quelques années que nous commençons à être entendus », soutient Julien Licheron. « Une taxe spécifique, suffisamment croissante dans le temps pour qu’elle pénalise les propriétaires qui jouent sur la spéculation serait sûrement utile. Tous les partis politiques sont plus ou moins d’accord avec ça, mais c’est un sujet très sensible auprès des électeurs… »
Antoine Paccoud observe que, culturellement, les petits propriétaires ont toujours été très méfiants par rapport à ce projet, « mais ils ne seraient pas touchés. Seuls les très grands possédants seraient concernés par un impôt de mobilisation des terrains, soit autour de 3 000 familles. »
Année après année, la superficie des terrains constructibles reste assez stable dans le pays : autour de 4 300 hectares. Ce chiffre est intéressant car la construction de logements sur tous ces terrains, tout en gardant la densité actuelle, permettrait d’arriver au fameux seuil du million d’habitants. Et si cette réserve constructible demeure alors que l’on construit tout de même, c’est que les communes sont assez généreuses dans la gestion de leur plan d’aménagement général (PAG) en libérant régulièrement des terrains.
La construction massive de logements nécessiterait un sacré changement de mentalité. D’une part parce que les grands propriétaires n’ont pas intérêt à développer leurs terrains trop rapidement, mais aussi parce que les grands promoteurs se comportent comme eux. « Au Luxembourg, nous assistons à un phénomène de double concentration parce que les promoteurs sont aussi de grands propriétaires », souligne Antoine Paccoud. « Ils construisent peu, alors que la demande existe, pour une simple raison : moins on bâtit et plus on contrôle les prix. »
Julien Licheron abonde en expliquant que ce modus operandi permet aussi de fermer le marché local aux sociétés étrangères. Les accointances entre les grands propriétaires et les grands promoteurs locaux permettent de maintenir la cherté. « Lorsqu’ils se plaignent des coûts du marché, c’est en partie rhétorique, car ce sont eux qui les entretiennent en achetant cher des terrains en toute connaissance de cause, pour revendre ensuite des logements a des prix également très élevés. C’est pervers. » Le record de créations de logements au cours d’une année est de 4 444, c’était en 2008 et c’est très en dessous des besoins du pays.
Inquiétude pour le futur
Or la situation n’est pas prête de s’arranger. Avec la hausse des taux de crédit, le marché des logements neufs est atone depuis plusieurs mois. « Notre crainte est que ce phénomène vienne accroître le problème structurel », soutient Julien Licheron. « Les logements qui ne sont pas construits aujourd’hui manqueront dans deux ou trois ans, alors que la demande sera toujours là. Et si les taux baissent un peu, alors le déficit entre l’offre et la demande sera encore plus important. De surcroît, avec les faillites de petites et moyennes sociétés de construction qui se multiplient, nous risquons de perdre l’appareil de production. Si la main d’œuvre s’en va, comment ferons-nous pour répondre aux besoins futurs, qui seront d’autant plus importants qu’il faudra compenser ce que nous ne produisons pas aujourd’hui ? »
La situation actuelle est très inquiétante. Les petits promoteurs qui n’ont pas d’accès direct aux grandes familles de propriétaires ont acheté des terrains très chers, puisque le marché est restreint et qu’ils ne disposent pas des services de prospection efficaces des grands promoteurs. Devant la chute du nombre de prêts immobiliers octroyés, ces entreprises se retrouvent dans des situations compliquées, qui peuvent aboutir à la faillite. « Cela pourrait mener à un phénomène de concentration, qui profiterait aux grands acteurs historiques en renforçant leur position dominante. Le risque que cela accroisse les problèmes actuels serait très grand, » soutient Antoine Paccoud.
Le fait que les grands promoteurs dînent à la même table que le gouvernement incite à être attentif. « Des mesures correspondant à ce qu’ils réclamaient de longue date ont été prises, mais je pense que la société ne comprendrait pas que cela ne permette pas d’augmenter substantiellement l’offre de logements », remarque Julien Licheron. Alors que les contraintes environnementales ont été sensiblement réduites, il serait par exemple assez incompréhensible que l’État ne façonne pas d’outils efficaces pour développer les Baulücken, ces terrains libres en milieu urbain, qui permettraient d’économiser de précieuses terres agricoles.
Construire et préserver les sols
Dans un contexte de raréfaction des sols agricoles et de réchauffement climatique, la préservation des terres agricoles devient une priorité. D’ailleurs, l’action contre l’artificialisation des sols est un impératif énoncé par l’Union européenne depuis 2011 dont l’objectif théorique est d’atteindre zéro artificialisation des sols pour 2050. Lors de développement urbain, de construction d’infrastructures routières ou de tout autre chose sur des terres agricoles, à partir de 2050, il faudra compenser.
Cet objectif sera plus ou moins facile à atteindre en fonction des endroits. La Roumanie, la Bulgarie, les pays baltes ou la Sarre perdent des habitants et il y aura là des opportunités. Surtout que l’Europe n’à pas précisé si l’objectif devait être atteint pour chaque pays membre ou pour l’UE dans son ensemble, ce qui changerait un peu les perspectives.
«Ces quarante dernières années, l’Homme a artificialisé autant que lors des 10 000 années précédentes. » indique Antoine Decoville, géographe au Liser et à l’Observatoire du Développement. Un changement de paradigme complet est donc nécessaire et la route sera longue pour atteindre un équilibre, tant les injections contraires se télescopent, mais, au moins, la question est posée en de bons termes.
Au Luxembourg, la volonté se concrétise dans le programme directeur de l’Aménagement du territoire, approuvé en Conseil de Gouvernement le 21 juin 2023. On y trouve notamment un seuil maximal d’artificialisation par commune, seuil qui sera donc à zéro en 2050. « L’idée n’est pas d’interdire toute construction, mais si on doit absolument prélever des terres, il faudra renaturer ailleurs, desceller des routes ou des parkings… »
Antoine Decoville reconnaît que le Luxembourg est assez pionnier dans sa démarche en déployant une stratégie hiérarchisée qui, si elle n’est pas encore contraignante, va dans le bon sens. Il s’agit d’abord d’éviter toute artificialisation de sol superflue, de réutiliser ensuite des surfaces déjà prises à la nature (friches industrielles, commerciale...), de minimiser l’impact au sol en verticalisant les constructions et de compenser en renaturant ailleurs quand on ne peut pas faire autrement.
« Il faudra retranscrire cet objectif dans les politiques nationales et locales, car sans outils réglementaires, on n’y arrivera pas », reconnaît Antoine Decoville. « Seul un investissement plus grand de la puissance publique permettra de combiner ces objectifs qui semblent contradictoires : construire davantage de logements tout en préservant l’environnement. Il nous faut des habitations qui ne consomment pas de sol et des règlements plus explicites sur la manière de l’utiliser. Le sol n’est pas un bien de consommation qui appartient de manière inaliénable aux propriétaires. Le posséder est une responsabilité, dont on a hérité et que l’on lèguera. »
Le chercheur assure que si les avancées sont lentes, la prise de conscience est réelle. Toutefois, l’époque des outrances (années 1980 à 2010) n’est pas complètement révolue, « quand on voit le développement des zones commerciales à Foetz ou à Wickrange, il n’y a pas de quoi être triomphaliste… »