Pour l’expert « logement » du think tank Idea, Michel-Edouard Ruben, les mesures votées par la Chambre la semaine passée sont un incitant à construire. Ce qui permettra éventuellement de loger

« L’immobilier avant le logement »

« Espérer qu’il soit construit 6 000 logements par an au Luxembourg, c’est un peu souhaiter un miracle. »
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 24.05.2024

D’Land : Michel-Edouard Ruben, que vous inspire le paquet de relance pour le logement voté la semaine passée au Parlement ?

Michel-Edouard Ruben : Qu’analyser l’économie immobilière est très simple. Vous avez de l’offre, vous avez de la demande, vous avez des prix, vous avez des quantités, vous avez des subventions, vous avez de la taxation. Ça, c’est ce que je fais et c’est très simple à faire. Par contre, conduire une politique du logement, c’est extrêmement compliqué.

Et si l’on revenait aux chances de réussite du paquet voté ?

Sincèrement, je n’en sais rien. On le saura éventuellement plus tard. La réussite des mesures votées dépend d’ailleurs de conditions associées : l’évolution des taux d’intérêt, les augmentations de salaires et le fait qu’éventuellement promoteurs et vendeurs particuliers mettront de l’eau dans leur riesling.

C’est-à-dire ?

Qu’ils accepteront de baisser les prix exigés et permettront que se loger soit moins cher… tout ça entrera en jeu en plus du paquet. On ne pourra donc jamais vraiment savoir quel rôle exact il aura joué.

On peut éventuellement procéder objectif par objectif. Le communiqué de la semaine dernière parle « de faciliter l’accès au logement et, par la même, de soutenir le secteur de la construction ».

Entre 2017 et 2022, les ventes d’appartements, de maisons et de terrains ont représenté environ 8,2 milliards d’euros par an ; en 2023 ce chiffre est tombé à 4,3 milliards. Il y a ainsi une sorte d’investment gap de l’ordre de quatre milliards d’euros. Le paquet de relance, c’est 200 à 250 millions d’euros par an sur la table en comptant large, dont 120 au titre des achats de Vefa (ventes en l’état futur d’achèvement) déjà votés dans le cadre du budget.

Les ressources budgétaires sont limitées…

C’est vraiment compliqué. D’un côté, on peut se dire que 200 à 250 millions, vu l’investment gap, ce n’est pas assez ! Mais il faut aussi se poser la question de la préservation des intérêts du fisc. Entre l’amortissement accéléré qui est réaménagé, le Bëllegen Akt qui double, le crédit d’impôt location pour les investisseurs locatifs, l’augmentation de la déductibilité des intérêts d’emprunts, on peut d’un autre coté se poser la question des effets d’aubaine.

N’y a-t-il pas un risque de creusement des inégalités ?

C‘est un sujet d’avenir, cela ne fait aucun doute. Il semble acquis et admis que le Luxembourg va cesser d’être une démocratie de propriétaires et devenir un territoire plus locatif ; forcément, les inégalités de patrimoine vont augmenter entre ceux qui ont pu accéder à la propriété et ceux qui sont condamnés à demeurer locataires et verser une partie de leurs rémunérations à des bailleurs. C’est le revers de ce genre de médaille. La question de l’impôt foncier, qui est un impôt sur la fortune immobilière, va donc probablement se poser de façon encore plus bruyante, y compris celle d’un impôt foncier véritable sur la résidence principale.

Le chantier des impôts (impôt foncier, impôt national sur les logements non-occupés, impôt à la mobilisation des terrains) a été ouvert par l’ancienne ministre de l’Intérieur, Taina Bofferding (LSAP)…

Oui, mais c’est un chantier technique, compliqué et de très longue haleine. Il est écrit dans l’accord de coalition que ce chantier-là sera poursuivi. Il reste à voir dans quels délais. Ce n’était évidemment pas un sujet dans le contexte de ce paquet de relance de court terme. Là on est sur des vieilles recettes fiscales connues, activables rapidement. Pour paraphraser les propos du vice-Premier ministre (Xavier Bettel, DP, ndlr) dans une interview (d’Land, 15.3.24) : il fallait faire quelque chose. C’est ce qu’on a trouvé. Est-ce que c’est utile ? On peut se poser la question, mais on ne peut pas dire que ça ne sert à rien.

Est-ce que faire quelque chose, c’est faire n’importe quoi ici ?

Je ne dirais pas ça. Honnêtement, le signal envoyé n’est pas mauvais. C’est : Investisseur, investissez, on est là pour vous soutenir. Aspirant propriétaire-occupant, si vous le pouvez, achetez, on est là pour vous soutenir et garantir que la valeur de votre investissement ne s’effondre pas. Pareil pour les entreprises du secteur de la construction. On ne veut pas perdre la capacité de production de logements, donc on vous soutient. Ce n’est pas dans ce paquet-là, mais il avait été décidé avant de faciliter l’accès au chômage partiel (pour les entreprises du bâtiment, ndlr).

Et les locataires dans tout ça ?

On les aide par les subventions de loyer, la prime locative, l’exonération à 90 pour cent sur la gestion locative sociale et puis l’amortissement accéléré… Beaucoup de gens ne peuvent pas devenir propriétaires et à chaque locataire, il faut un bailleur. Donc, d’une certaine façon, soutenir les bailleurs, factuellement, c’est une mesure en faveur des locataires en bout de chaîne. Encore, une fois ce signal de soutien, de confiance.

Ce serait utile donc…

En tout cas, on ne peut pas dire que ça ne sert à rien. Pour filer une métaphore. Si vous deveniez chauve et que je vous disais de manger cinq fruits et légumes par jour, on pourrait dire que ça ne sert à rien. Or, manger cinq fruits et légumes par jour, ce n’est quand même pas mauvais. Cela favorise le bien-être et éventuellement ralentit la chute des cheveux. Là, c’est un peu pareil. Ces mesures, c’est bon pour le moral et la confiance.

Ne nous trouvons -nous pas essentiellement dans une logique de marché ? L’aspect « gens » paraît sous-considéré. Par exemple, le plafonnement des loyers est mis de côté. Ce qui peut également nuire à l’attractivité du pays pour la main d’œuvre étrangère si l’on se place dans une perspective de Standort.

Les gens ne le comprennent pas toujours, mais l’investissement immobilier passe avant le logement. C’est cynique, évidemment. Mais vous savez, je suis économiste. C’est une science lugubre. Avec en moyenne 12 000 habitants en plus par an au Luxembourg, il faudrait construire environ 6 000 logements chaque année, comme l’a reconnu le Premier ministre. Il y a besoin donc nécessité de soutenir l’activité de construction. Il y a urgence que le marché de la Vefa, qui s’est effondré de 70 pour cent, reparte.

Mais il faut que des gens puissent accéder à ces constructions. Le pouvoir d’achat immobilier pour les nouveaux arrivants est limité. Idem pour la location…

Effectivement. Quand vous faites les calculs : les prix étant ce qu’ils sont, les taux d’intérêt étant ce qu’ils sont, même en intégrant les aides, vous voyez que la proportion de nouveaux ménages qui peut devenir propriétaire est plutôt faible. La demande de location va par conséquent nécessairement augmenter.

Plus de demande locative, les loyers risquent d’augmenter aussi.

À chaque locataire, il faut un bailleur. L’équation est simple et connue. Le stock de logements locatifs publics étant ce qu’il est, les locataires vont devoir compter sur des bailleurs privés. Il va donc falloir faire preuve d’intelligence et d’innovation pour à la fois soutenir les investisseurs bailleurs qui en temps normal pèsent à hauteur de quarante pour cent dans la Vefa, et empêcher qu’ils ne tondent de trop les locataires !

Avez-vous une proposition en tête ?

Vous avez droit à l’amortissement accéléré pendant six ans, mais pendant cette période-là, voire au-delà, vous devez louer votre bien à un prix qui est sérieusement administré. Il serait aussi possible d’imaginer des clauses de fonction, c’est-à-dire que vous devez louer à des personnes travaillant dans tel secteur en pénurie ou essentiel dont le salaire se situe dans telle fourchette. Bref, l’idée est de créer, en contrepartie des aides conséquentes que le fisc déverse sur les bailleurs, un secteur locatif intermédiaire.

Ce nouveau paquet, en plus des mesures qui existent déjà, n’est-ce pas un peu entretenir une bulle…

Il faut se rendre à l’évidence, si bulle il y a, elle est robuste ! Dans le sens où la correction s’est davantage faite sur les volumes que sur les prix. Franchement, donner 80 000 euros de ristourne de droits d’enregistrement à un ménage qui peut acheter un logement d’un million d’euros, voire plus, c’est un peu un non-sens dans un pays sans taxation de plus-value sur les résidences principales et où vous payez moins d’impôt foncier que de taxe d’aéroport sur un vol long-courrier. Mais, la machine est calée, il faut qu’elle reparte. Dans le contexte actuel, il faut envoyer des signaux de confiance et souhaiter que la machine reparte. Pour revenir à mon analogie de la calvitie, il faut fruits et légumes. Partir en Turquie, on verra plus tard. Et donc c’est plus tard, dans une période plus normale et normalisée qu’il faudra sérieusement se poser la question du caractère inflationniste et anti-redistributif des aides à l’acquisition et du prix indécent à partir duquel il ne faudrait pas soutenir un acquéreur ! Le Bëllegen Akt, sans condition de revenu ni de patrimoine, c’est 150 à 200 millions d’euros par an de dépenses fiscales. L’impôt foncier ne rapporte que quarante millions. Le moment viendra, j’imagine, où il y aura une réforme globale de la fiscalité immobilière qui rationalisera tout cela.

Et pour revenir sur la question du logement « abordable »?

La meilleure façon d’analyser la politique sociale du logement au Luxembourg, c’est de regarder franchement la politique de vente de logements abordables. Quand vous avez un pays aussi riche et que 80 pour cent de la population est éligible pour l’acquisition de logements à coût abordable ou modéré, vous savez qu’il y a un gros problème de conception du modèle. Avant les gens dormaient devant la SNHBM pour s’inscrire. Aujourd’hui, les biens ne partent pas tous. Mais là aussi la bulle est robuste ! Il est intégré par tous qu’on ne peut pas avoir de corrections sur les prix. Les nouveaux plafonds de revenus annuels nets pour accéder à des logements à coûts abordable et modéré sont, pour une personne seule, 59 000 et 69 000 euros. 136 000 et 160 000 pour un ménage avec deux enfants. C’est quand même pour le moins discutable car il est admis de la sorte que les logements abordables ne peuvent pas être abordés par des ménages modestes.

Ces mesures, c’est une fuite en avant ?

Il est souvent dit que les biens qui sont vendus par les promoteurs privés ne reflètent pas nécessairement leur coût de revient, et plus précisément le prix auquel le terrain avait été acheté. Mais regardez les prix auxquels le Fonds Kirchberg vend ses logements abordables sous le régime de l’emphytéose. Dans le cadre du programme Kiem 2050, le mètre carré est vendu entre 9 000 et 10 000 euros sur des terrains achetés 300 000 francs luxembourgeois l’hectare via une procédure d’expropriation voilà cinquante ans. Ce qui est reproché aux promoteurs privés, il me semble que le Fonds Kirchberg le fait au max de sa maxence. Ce n’est pas une critique de ma part. C’est juste pour dire que la réalité du marché immobilier luxembourgeois, c’est cela. Un marché où même un logement abordable construit sur un terrain exproprié il y a des décennies est cher, voire hors de prix.

Le système actuel est donc défaillant ?

Poser la question est une preuve que la question se pose ! Cela dit, des défaillances se trouvent à tous les étages. Par exemple depuis 2002, l’État subventionne à hauteur de 75 pour cent des ASBL, puis des SIS (sociétés à impact sociétal), qui développent du logement locatif abordable. Je vois au bout de cette affaire un mystère qui relève de la défaillance. Pourquoi depuis 2002 les principaux employeurs du pays ou les chambres professionnelles qui se plaignent de soucis d’attractivité à cause du logement n’ont pas eu l’idée de créer des ASBL destinées à loger abordablement des salariés locataires. S’il y a une bonne raison à cela, je veux bien la connaître.

Achever 6 000 logements par an comme vous l’évoquiez, est-ce plausible ?

Maximiser le nombre de logements construits chaque année, c’est ce qui devrait être l’objectif principal de la politique du logement. Mais si je devais parier, je parierais que sur les cinq années qui arrivent, pas une seule fois le Luxembourg parviendra à achever 6 000 logements. Augmenter la production de moitié sur la période et passer de 4 000 à 6 000 logements, je ne crois pas cela possible. Mais, vu les perspectives de croissance démographique il y a une impérieuse nécessité de parvenir à approcher ce niveau. Il faudrait peut-être demander au Cardinal Hollerich de demander au Pape François de faire une prière lors de son passage dans le pays au mois de septembre pour que cela advienne ! Après tout, espérer qu’il soit construit 6 000 logements par an au Luxembourg, c’est un peu souhaiter un miracle.

Résumé du paquet de relance pour le logement

Augmentation des plafonds de revenus pour toutes les aides individuelles au logement

Adaptation à la hausse de la subvention de loyer pour les ménages ayant des enfants à charge

L’État couvre une partie de la charge des intérêts débiteurs du crédit immobilier subventionné

l’État peut, sous certaines conditions, se porter garant du prêt

Les plafonds d’éligibilité pour les logements réalisés par les promoteurs publics destinés à la vente abordable ou à la vente à coût modéré sont revus à la hausse

Prolongation du programme Vefa

Augmentation de la dotation du fonds spécial pour le logement abordable

Pierre Sorlut
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