Le 15 mai dernier marquait le vingtième anniversaire de l’adoption de l’emblématique directive sur les Marchés d’instruments financiers (MIF). Durant ces deux décennies, la réglementation financière a foisonné avec une accélération après la crise financière de 2008, mais dans certains domaines elle a aujourd’hui tendance à patiner. Deux importants projets initiés il y a déjà dix ans peinent à voir le jour.
Le premier est celui de l’Union des marchés de capitaux (UMC), une initiative lancée par Jean-Claude Juncker, alors président de la Commission européenne, présentée le 15 juillet 2014. Sa progression est tellement lente que sa réalisation en devient hypothétique. Le second est l’Union bancaire, adoptée en avril 2014 et entrée en vigueur en novembre suivant. Mais ici le calendrier s’est accéléré au printemps 2024. Les projets d’amélioration présentés par la Commission en avril 2023 ont été avalisés par le Parlement européen le 18 avril dernier. Mais ils ont été largement édulcorés par les États membres dans un document publié le 19 juin, si bien que l’exécutif européen s’est laissé aller à une réaction inhabituelle en qualifiant la manœuvre de « retour du nationalisme bancaire ».
Pour le grand public le terme Union bancaire (banking union) peut prêter à confusion, car il évoque une fusion ou une acquisition. Il désigne en fait un dispositif, imaginé après la crise financière de 2008, qui repose sur deux piliers, dont le plus connu est le Mécanisme de supervision unique (MSU). Concrètement depuis fin 2014, c’est la BCE qui supervise directement les 130 plus grandes banques de la zone euro afin, notamment, de vérifier qu’elles n’en menacent pas la stabilité financière. Le second pilier, plus complexe, est constitué par le Mécanisme de résolution unique (MRU), destiné à gérer les défaillances des banques grâce à des règles, des procédures et des modalités pratiques harmonisées, mais en s’appuyant également sur un Fonds de résolution unique alimenté par les cotisations des banques, qui atteint aujourd’hui quelque 80 milliards d’euros. Les deux piliers devaient être initialement complétés par un système commun de protection des dépôts, sur le modèle du FDIC américain.
Le 16 juin 2022 l’Eurogroupe s’est félicité du succès du dispositif depuis sa mise en œuvre. Mais dans sa déclaration solennelle, les ministres des Finances et la zone euro ont déploré que « l’Union bancaire reste incomplète ». Ils ont été rejoints en cela par le Comité aux affaires économiques et monétaires du Parlement européen dans son rapport annuel sur l’Union bancaire publié cinq jours plus tard. Dans la foulée, la Commission européenne a présenté le 18 avril 2023 un projet de réforme du sauvetage des banques, plus connu sous son sigle anglais CMDI (Crisis Management and Deposit Insurance). Il s’agit principalement de renforcer la protection des contribuables et des épargnants en cas de faillite de banques de taille moyenne et modeste. Le nombre de ces dernières, bien qu’en diminution régulière, s’élève encore à 4 900 unités, dont près du quart sont allemandes.
Actuellement, la gestion des défaillances des grandes banques européennes est confiée au Conseil de résolution unique (CRU). Mais lorsqu’une petite ou moyenne banque est en difficulté, c’est aux autorités nationales d’intervenir. Or elles le font selon des pratiques variables, qui passent encore trop souvent par le recours au contribuable. Comme lorsque, en 2017, l’Italie a décidé de sauver la plus vieille banque du pays, la Monte dei Paschi di Siena, en y injectant 5,4 milliards d’euros d’argent public. La Commission propose d’élargir à ces établissements le cadre européen de mesures qui organisent la liquidation ordonnée et harmonisée d’une banque défaillante.
Il s’agit notamment de faciliter l’utilisation des « filets de sécurité » financés par les cotisations du secteur bancaire (systèmes nationaux de garantie des dépôts et fonds de résolution unique) pour financer le transfert des actifs d’une banque défaillante vers une banque saine. Un mécanisme préventif plus efficace et moins coûteux pour protéger les épargnants que d’avoir à les indemniser après une crise bancaire. Un dispositif qui, bien que non contraignant, devrait amener les autorités nationales à réduire le recours à l’argent public en évitant par exemple des recapitalisations d’urgence.
Pour Mairead McGuinness, commissaire européen aux services financiers, « la réforme va améliorer notre capacité à assurer que n’importe quelle banque peut quitter le marché en douceur, quelle que soit sa taille ou son modèle ». Toutefois la Commission n’a pas précisé combien de banques pourraient être concernées par la réforme. Son texte devait être discuté par le Parlement et par les États membres en vue d’une adoption en 2025. Sans surprise, car ils y étaient hostiles dès le départ, ces derniers l’ont largement amendé sur plusieurs points-clés. Le 19 juin, le Conseil européen a publié un document aux termes duquel, pour simplifier, les États, qu’il représente, souhaitent « garder la main » sur la résolution des difficultés des petites et moyennes banques en utilisant leurs outils et méthodes habituels.
La réponse de la Commission à la stabilité financière et à l’union des marchés des capitaux, ne s’est pas fait attendre, et elle a été exceptionnellement vive. Dans un discours prononcé devant le groupe de réflexion politique européen Bruegel, le 26 juin, Mairead McGuinness, tout en rendant hommage à la position conciliante du Parlement européen, a fustigé celle du Conseil, qualifiée de « très décevante ». « Les amendements du Conseil n’augmenteraient pas la stabilité financière, n’uniformiseraient pas les règles du jeu, n’amélioreraient pas la protection des déposants et ne réduiraient pas l’utilisation de l’argent des contribuables», a déploré la commissaire irlandaise.
Cette volonté de contrôler les mécanismes de résolution de leurs banques signifie pour Mairead McGuinness que « le nationalisme bancaire n’a pas disparu et qu’il est même peut-être en train de se réinventer ». Un des aspects de ce nationalisme bancaire est aussi la réticence des autorités nationales à encourager des fusions bancaires transfrontalières, alors que pour la Commission, elles faciliteraient grandement la réalisation de l’Union des marchés de capitaux, l’autre grand projet dans l’impasse. « Les fusions pourraient rendre les banques plus résilientes aux chocs grâce à une plus grande diversification des actifs, et elles permettraient aux banques européennes d’avoir des modèles économiques plus efficaces, de poursuivre des stratégies de croissance et d’investir dans la numérisation et la cybersécurité, qui nécessitent des investissements », a déclaré McGuinness.
Les fusions transfrontalières rendraient également les banques européennes « mieux équipées pour rivaliser avec leurs homologues non européennes », selon la commissaire, qui vise ici les banques britanniques, américaines et asiatiques. Ce thème a connu également une accélération depuis mai 2024, quand le président Macron et le gouverneur de la Banque de France ont fait, de manière inopinée, des déclarations favorables à des rapprochement transfrontaliers, considérant que les fusions-acquisitions sont difficiles dans certains pays connaissant déjà une forte concentration bancaire. Le dernier nommé en a rajouté une couche lors d’un congrès le 11 juin.
Comme en réponse, Tom Dechaene, directeur à la Banque nationale de Belgique, représentant de son pays au sein de la supervision bancaire de la BCE, a défendu une position diamétralement opposée, dans Les Echos du 4 juillet, déclarant n’être « absolument pas persuadé du besoin de devenir plus grand ». Selon lui la rentabilité des petites banques (moins de cent milliards d’euros de bilan) dans la zone euro augmente jusqu’à 250 ou 300 milliards d’euros d’actif, mais elle décline au-delà. « Cela signifie soit qu’il n’y a pas de synergies, soit que d’autres coûts cachés viennent annuler les synergies. Une banque de plus de mille milliards de bilan n’est pas forcément plus rentable qu’une banque plus petite ». Dans cette optique même des fusions domestiques n’auraient pas forcément de sens. Difficile d’imaginer dans ces conditions que le Conseil européen puisse émettre une quelconque déclaration commune, tant les positions restent divergentes.
Une histoire de dette
Si les États tiennent tant à exercer une « surveillance nationale » sur leurs secteurs bancaires, c’est qu’ils en ont besoin pour financer leur endettement. Parmi les pays de l’UE pour lesquels les données étaient disponibles en 2022, la part de la dette publique détenue par les « sociétés financières résidentes » (assurances, banques commerciales, banque centrale, fonds) dépassait les 70 pour cent au Danemark et en Suède, atteignait 64 pour cent en Italie et se situait entre cinquante et soixante pour cent en Allemagne, en Espagne et en France. Le Luxembourg n’était pas loin derrière (46,7 pour cent).
L’enjeu est énorme pour des « États cigales » comme la France, où la dette publique frôle les 111 pour cent du PIB. Le pays a emprunté 270 milliards d’euros sur les marchés en 2023, sous forme d’obligations et de bons du trésor. Au moment de leur émission, ces titres sont obligatoirement souscrits par des banques sélectionnées, appelées « spécialistes en valeur du trésor » (SVT). Elles sont au nombre de quinze. Parmi eux, quatre françaises seulement, mais trois d’entre elles (BNPP, SG, Crédit Agricole) figurent régulièrement dans le Top 5 des plus gros souscripteurs. Au final, les banques françaises détiennent dix pour cent de la dette publique totale du pays. Bien moins que la Banque de France, propriété de l’État, qui en possède à elle seule vingt pour cent, soit plus de 600 milliards d’euros.