Luxemburgensia

Grammaire poétique et manifeste vital

d'Lëtzebuerger Land vom 04.03.2022

Comme le chantait jadis le regretté Philippe Pascal, l’hiver dure trop longtemps. Quel bonheur donc, que la parution de deux nouveaux recueils de poèmes aux Éditions Phi qui se révèlent être des invitations aux voyages dans des univers poétiques fort différents et qui permettent, ainsi, de compenser le manque de lumière et de chaleur qui caractérisent l’hiver dans nos contrées.

Le premier de ces recueils, Jadis je disait de Jean Portante semble hanté par un cerf qui réapparait au fil des vers. Dans Et sous la croûte, le poète s’interroge : « que doivent au cerf / ceux qui naissent / que doivent-ils au fusil ». Une cinquantaine de pages plus loin, dans un autre poème, de cette même partie de l’ouvrage : « Le chasseur déplie sa chaise et attend / qui sait quant le cerf repassera / autant recompter les vents / sur les oiseaux il ne tirera pas / recommencer est son appât. » Puis, dans la section finale du livre qui donne son nom au recueil : « Juste avant de partir / je repensait à sa fumée / au cerf aussi qui calciné / bougeait en lui / ah ces histoires / qu’on se raconte / pour ne pas renaître. »

Les lecteurs de Jean Portante y redécouvriront certains thèmes qui lui sont chers, même si ce recueil est, peut-être plus que d’autres, marqué par le thème de la mort, ce fait de mourir que, en référence à Wisława Szymborska, « sa poète », l’on ne devrait pas infliger à un chat. Ou à un cerf. Si l’on ne peut nier que de nombreux poèmes se distinguent par un certain hermétisme, le poète offre tout de même à ses lecteurs des clés d’interprétation. On peut donc, dans un premier temps, succomber au charme de la langue, se laisser entraîner par son rythme, et puis dans un second, jouer au détective et, au détour d’une allusion, tenter de décrypter un message, de cartographier les intertextualités réelles et imaginées de ce recueil. Certes, l’on peut gagner sa vie – et même bien la gagner – en passant son temps à décrypter et déchiffrer les paroles des autres, mais, peut être, qu’en fait, on ne fait que la gâcher et qu’il vaudrait mieux se perdre dans les flots de la langue, s’égarer dans les images, les univers hermétiques. Accepter de ne pas comprendre, aussi, demande du courage.

Reste toutefois la question de la grammaire qu’il faut bien élucider. Cette première personne du singulier, et la deuxième aussi d’ailleurs, qui se conjuguent à la troisième personne dans le titre du livre et dans la partie finale du recueil où le poète explore ses souvenirs vénitiens. Si, comme a pu l’affirmer Roman Jakobson, la poésie est une sorte de violence organisée contre le langage ordinaire, quoi de plus naturel qu’un poète qui prenne ses libertés avec la grammaire ? Un autre garçon de la région n’avait-il pas écrit il y a 150 ans que « je est un autre ». À Portante revient le grand mérite d’en tirer les conséquences grammaticales.

Le second recueil Vidée vers la mer pleine est l’œuvre de Florent Toniello. Il nous entraîne dans un monde bien différent où le poète fais usage de tout l’éventail du registre satyrique. Mais pas seulement. Il est vrai que Toniello apporte une expérience de vie assez particulière. Avant de se consacrer aux lettres, et ce pas seulement comme poète mais aussi comme critique, correcteur et traducteur, il a été, si l’on en croit sa biographie, « dans une autre vie […], principalement à Bruxelles, manager dans les technologies de l’information pour une grande entreprise transnationale. » C’est peut-être pour cela que ses vers ont cette rare capacité de révéler le potentiel poétique d’un monde qui souvent semble en manquer, comme dans la Tour infernale : « les sonneries de l’ascenseur / me tentent quelques fois / mais je reprends sans cesse ma montée cent pour cent / biologique / le chemin vers le sommet / est le seul désormais possible / le but se confond avec l’effort mon sacerdoce tire vers / le haut »

Toutefois s’exprime aussi dans ce recueil un désir de s’éloigner de ce même univers et de se fondre dans la nature, comme le chante la La compagne de l’humus : « me mélanger aux graines dormantes / être digérée par un vers de terre / ressortir par l’autre orifice / lavée assimilée tienne. » Souvent le poète adopte une voix féminine dans ce recueil, structuré en trois parties, dont la partie centrale consiste de poèmes en prose. Tout comme il s’essaye à différent genres poétiques, il ne néglige aucune expérience humaine : l’amour, la mort, le voyage et puis aussi, dans Chaque année plusieurs fois : « un anniversaire de plus / de naissance de mariage de décès / puis un sourire quand même / un sourire franc / dans les montagnes russes qui se ruent / en looping de sentiments. »

Ce recueil peut se lire comme un éloge du retard, ou peut-être même un manifeste pour le droit au retard sur le siècle, qui plaira à tous ceux qui ne veulent pas être happés par les réseaux sociaux et ne veulent plus succomber « à la tentation de la brièveté. » Pourtant, même s’il ne faut pas le répéter, le poète affirme qu’il « préfère la vie a la poésie.» Mais bon, on le sait bien, les poètes mentent. Là dessus s’accordent Platon et le Coran. Car, en fait, ce que fait Florent Toniello c’est transformer la vie en poésie.

Jean Portante, Jadis je disait, Collection Graphiti, Edition Phi, 15 euros, ISBN 978-2-919791-68-2
Florent Toniello, Vidée vers la mer pleine, Collection Graphiti, Edition Phi, 15 euros, ISBN 978-2-919791-73-6

Laurent Mignon
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