La vie des autres nous importe généralement peu. Leurs chagrins, leurs amours, la santé de leurs enfants, les traces laissées par le divorce de leurs parents... peu nous chaut : trop véritable, trop banal. C’est pour cela qu’on lit des romans et qu’on regarde des films : pour sortir du réel et découvrir des vies autres, plus grandes et plus fortes que la nôtre, des inventions hors du palpable, qui nous transportent. Alors, quand, dès les premières lignes, Jeff Schinker annonce – avoue, même – que Ma vie sous les tentes relève de l’autofiction, on a craint l’ennui ou le désintérêt. Vu comme ça, les aventures, certes parfois rocambolesques, d’une bande de jeunes sillonnant l’Europe de festival en festival, trimbalant leur campement, leur éthylisme, leur culture musicale et leur regard ironique sur le monde semblaient en effet peu propices à passionner les foules. Mais...
Mais, il y a un style, une écriture impossible à lâcher parce qu’elle suit le fil – passablement désorganisé et décousu – de la pensée de l’auteur. Jeff Schinker écrit des phrases interminables, avec force de parenthèses, de virgules, voire de retours à la ligne pour garder une lisibilité et un rythme. Des phrases qui nous tiennent en haleine parce qu’elles sont comme ces histoires qu’on raconte, circonvolutions, sous-entendus, digressions, adresses au lecteur comprises. Il puise dans ses souvenirs avec cet humour qui est la politesse de la noirceur : Une manière de se raconter pour dire ce qui est difficile à mettre en mots. Une manière de penser pour panser (tu as raison Jeff, une voyelle, ça change tout). Et pour ce faire, un choix de vocabulaire tantôt châtié, tantôt familier, très travaillé, très recherché sans pour autant sentir l’effort.
Mais, il y a la bande-son du livre : les titres de chapitres sont autant de titres de musiques qu’il faut (disons qu’il faudrait, ce n’est pas toujours facile d’être un bon élève) écouter en lisant. C’est parfois anachronique (les morceaux n’existaient pas quand l’histoire se déroule), parfois illustratif (le très bien nommé Mnemosyne de I like trains), parfois démonstratif (les protagonistes écoutent la même chose que le lecteur). Pour les moins férus de culture musicale, ça tient parfois à l’étalage un peu snob, mais c’est toujours à propos.
Mais, il y les illustrations d’Alasdair Reinert qui ponctuent le livre, comme des petites pauses, des petites respirations. À l’inverse des panneaux de textes dans les films muets : elles sont des silences dans le tumulte des paroles de l’auteur.
Mais, il y a une observation plutôt fine, même si carrément désabusée, des mécanismes néocapitalistiques à l’œuvre au Luxembourg et ailleurs, de la marchandisation des relations et de l’utilitarisme à tout va. Cette observation désenchantée mène l’auteur à se retirer dans sa tente, à l’écart de la ville et de la vie. C’est de là qu’il écrit avec l’incohérence de la fièvre et de l’ivresse et qu’il trace, par touches, un portrait d’une génération ou d’une partie d’entre elle (puisqu’il critique certains de ses contemporains) qui n’aspire pas à la réussite matérielle et qui cherche un refuge face à une monde qui part à vau-l’eau. La tente n’est pas un asile sûr. Elle craquelle souvent, s’ouvre aux éléments et il faut la rafistoler. Mais elle devient le symbole du ciment de ce petit groupe, le signe de ralliement de cet « ensemble de bras cassés qui pourtant arrivent à affronter avec humour et négligence l’aberration du réel ». Car, Ma vie sous les tentes est surtout une ode à l’amitié, à ceux qui, comme dit l’expression, connaissent tout de vous, mais malgré tout, vous aime. Jeff Schinker a de très belles lignes pour dire l’indéfectible lien qui unit les amis mieux que les amants.
Mais, il y a le clin d’œil de ce « ghost track », à la manière du titre bonus qu’on écoutait après le grésillement de la fin d’un vinyle ou de cette dernière scène qui vient après le générique de fin : un dernier chapitre, un dernier souffle avant l’effacement.
Alors, la vie des autres nous parle et nous importe. Elle ne ressemble pas vraiment à nos souvenirs, elle n’évoque pas une nostalgie passéiste, mais convoque une émotion que les mots de l’autre disent mieux que les siens propres.