Il fut un temps, avant les Russes ou les Américains, avant les talibans, le temps des brodeuses des Mappe et des Ricami

Pensant aux femmes afghanes

d'Lëtzebuerger Land vom 21.01.2022

Ouvrons sur un dessin en bordure d’une page intérieure du Canard enchaîné l’autre mercredi : un barbu armé face à un mannequin de vitrine femme décapité, « et maintenant, portez un voile ». Voilà où l’on en est en Afghanistan, pays par ailleurs en proie à la famine, appelant la communauté internationale à l’aide, ce qui devrait se faire, « sans aucun parti pris politique ». Du moins à en croire le vice-premier ministre.

Sans aucune pensée non plus, bien sûr, au sort fait aux femmes afghanes. Elles souffrent le plus de la réglementation, des décisions de ce qui est islamiquement correct ou non. Où les restrictions de déplacement s’avèrent le moindre mal. Les voici interdites de bains publics. Quant aux hommes, ils continueront à y aller, à condition de cacher les parties intimes. Il n’existe en Afghanistan plus de ministère des femmes, on l’a aboli. Remplacé par un ministère de la promotion de la vertu et de la prévention du vice. Avec sa police religieuse.

La situation est la plus poignante, terrible, si une femme a en plus le malheur de pratiquer un art, quel qu’il soit. La poésie, la musique, les arts plastiques, c’est du passé, c’est interdit, c’est condamnable, et le pire est à craindre. Fini également le travail (il permettait de faire vivre naguère des familles entières) des brodeuses de Kaboul, de Peshawar, de femmes afghanes alors ayant fui leur pays à la venue des Russes. « Spinnt, spinnt… fleissig Mädchen/ Brumm, summ… gutes Rädchen », dit la chanson du Vaisseau fantôme ; là, tout aussi industrieuses, zélées et adroites, elles brodaient pour Alighiero Boetti, ses Mappe, Ricami, Tutti. Peut-être que la conjonction que l’artiste a mise dans son nom était aussi pour signaler cette disjonction entre le concept et la réalisation.

Alighiero e Boetti, né en 1940 à Turin, avait découvert l’Afghanistan au début des années 70, une façon pour lui de couper avec l’Italie, l’arte povera, les années de plomb, allant jusqu’à reprendre un hôtel à Kaboul où il se rendait régulièrement. Avec ses dessins, et son homme de confiance les donnait à broder aux femmes afghanes. Au début, un certain Dastaghir confiait par exemple les premières Mappe, superbes déploiements du monde (avec pour seul défaut que le Luxembourg, trop exigu, n’y figure pas), à Fatima et Abiba, « they had two dressmakers’ shops just twenty meters from the hotel ».

Nous en savons plus sur Kaboul et Boetti par le récit d’Ali Salman, jeune Afghan très vite au service, non, ami de l’artiste, qui l’amène à Rome où Ali restera après la mort de Boetti en 1994, s’établira définitivement avec sa famille. Mais entretemps, le va-et-vient est continuel, des œuvres de Boetti, des Mappe toujours, des Tutti, broderies avec toutes sortes de figurations dans un joli fourre-tout, des Ricami surtout.

Au tournant de l’année, la galerie Tornabuoni, à Milan d’abord, à Paris ensuite, avait ensemble célébré Boetti et Ali Salman, avec de belles œuvres de la collection de ce dernier, avec la publication justement de son récit, de ses souvenirs assortis de nombreuses photographies. Et les broderies qui y figuraient, c’était non moins un hommage aux femmes afghanes, à leur métier, à leur inspiration, car Boetti leur laissait le choix des couleurs pour les Ricami (même pour les Mappe où les océans des fois virent au rose).

Les Ricami sont des grilles en forme de mosaïque composée de lettres combinées, elles, en mots et en phrases, au spectateur de les déchiffrer selon un sens de lecture qui peut varier d’une œuvre à l’autre. Des proverbes, des citations, des mots-clefs pour Boetti comme ordine/ disordine. Dans des assemblages très colorés, dans une sublime monochromie blanche, de toutes tailles, allant jusqu’à 170 centimètres. L’Afghanistan, au début des années 70, était un pays ouvert, à la croisée du hippie trail. Boetti l’avait choisi, « fasciné par le désert… le dénuement, la civilisation du désert ».

Salman AliGhiero Boetti, Forma Edizioni 2021

Lucien Kayser
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