Bande dessinée

Papy fait de la résistance

d'Lëtzebuerger Land du 24.07.2020

« Ô rage ! Ô désespoir ! Ô vieillesse ennemie ! N’ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ? ». De la célèbre tirade du Cid de Corneille, le scénariste Nicolas Juncker et le dessinateur Chico Pacheco – qui avait déjà publié Un jour sans Jésus ensemble –n’ont gardé qu’Ô vieillesse ennemie ! pour le titre du premier opus de leur nouvelle série, Octofight.

Nous sommes en 2056. La France est gouvernée par Mohamed Marechal Le Pen. Le pays est divisé entre gaullistes – les extrême-gaullistes, crypto-gaullistes, gaullistes républicains, socialo-gaullistes… – et néo-ruraux. Les premiers tiennent les villes – où résident néanmoins quelques groupuscules de résistance comme le KCSDFB (Le Kommando Chrétien Social Démocrate François Bayrou). Les seconds, tous les espaces périphériques qui, lors du « Grand remplacement », ont vu des chômeurs prendre la place des musulmans – avant que le chômage soit déclaré illégal. Les premiers vivent dans une société ultra-contrôlée. Les autres dans « des zones d’ultra non-droit ». Sacré décor !

L’augmentation en flèche de l’espérance de vie et la politique nataliste a fait que le pays déborde. Et comme certains experts sont arrivés à la conclusion que « les plus de soixante ans voyagent, consomment, etc. » mais que « les plus de 80 non », n’ont « plus la santé pour », on a instauré l’euthanasie civique. Autrement dit, vous avez plus de 80 piges et il n’y a plus aucune mutuelle qui veut vous prendre en charge, vous avez droit à 48 heures pour faire vos adieux puis direction la piqûre et le sommeil éternel.

Normal pour les responsables politiques, puisque : « le quatrième âge n’apporte aucune richesse à notre société ». Il leur a fallu des années pour faire accepter le principe, puis faire voter la loi. Mais désormais les tags « Si t tro vieu pour bossé, creve », « Young Power, La Fransse o jeunes » ou encore « Sous les s-karres, la ssisstana » fleurissent.

C’est dans ce futur anti-utopique que vivent Stéphane et Nadège Legoadec. Ils sont mariés depuis des lustres et ont pour ainsi dire tous deux « dépassé la date limite ». Et comme des traces de nicotine ont été retrouvées dans les urines de l’époux, sa mutuelle vient de le radier. La sécu, la caisse de retraite et le ministère de l’Intérieur ont été informés de ce comportement insensé. Il ne lui reste donc qu’une seule solution : la fuite. Et sa femme part avec lui. Pas vraiment pour ses beaux yeux, lui dira-t-elle plus tard, avant d’ajouter : « qui te dit que j’ai encore envie de vivre dans ce monde ? ».

Les deux piquent alors la voiture à leur fils, font le plein de médocs et c’est parti direction banlieue. Les voici chez les néo-ruraux, ou plus exactement chez Raymond. Pas vraiment un sauveur, plutôt un caïd de banlieue. Si Raymond sauve des vieux qui fuient l’euthanasie civique c’est pour organiser des « octocombats », autrement dit des combats entre octogénaires contre d’autres chefs de gangs.

De la fuite, on passe donc au combat. Pas le choix, s’ils veulent survivre Stéphane et Nadège vont devoir obéir aveuglément aux ordres de Raymond et surtout battre leurs adversaires. Si Nadège galère, Stéphane fait preuve de grandes capacités au niveau baston. Et vite on découvrira que celui qu’on prenait pour un gentil grand-père sans histoire est en fait un ancien agent du GUD et du service d’ordre du FN dans les années 2010. De quoi changer le regard qu’on porte sur un homme.

De l’anti-utopie de la première partie on passe, dans la seconde moitié a une violence extrême. Deux univers unis par un humour omniprésent et ultra-décalé. Les auteurs s’amusent avec les jeux de mot, proposent différents clins d’œil, donnent à leurs personnages des prénoms politiquement très incorrects, et, en parlant de politique, ne ratent pas tout ce qui ressemble de près ou de loin à un élu ou à un pro de la vie publique.

Un mélange détonnant que Juncker et Pacheco mettent merveilleusement en scène dans cet album au format manga (souple, 14 x 21 cm) en noir et blanc et aux planches on ne peut plus variées. C’est rythmé, drôle et surprenant. Un plaisir de lecture dont on devrait rapidement connaître la suite ; les second et troisième tomes de cette trilogies sont prévus dans l’année. Vivement la suite.

Nicolas Juncker et Chico Pacheco : Octofight, T1,
Ô vieillesse ennemie ; Glénat ; juin 2020 ;
ISBN : 978-2-7493-0860-9.

Pablo Chimienti
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