Une enquête publiée le week-end dernier par le Guardian et le New York Times a révélé en détail la façon dont Cambridge Analytica, une entreprise spécialisée dans le traitement de profils d’électeurs, a réussi à mettre la main sur des dizaines de millions de profils Facebook. On savait déjà que cette firme s’était procurée ces données de manière peu orthodoxe, les avait croisées avec des recensements électoraux et avait transformé le tout, à l’aide d’algorithmes de pointe, en une base détaillée mise au service de campagnes électorales offensives, dont celles de Donald Trump et du Brexit.
Mais la journaliste Carole Cadwalladr de l’Observer, en recueillant le témoignage d’un ancien collaborateur de Cambridge, Christopher Wylie, qui a été au cœur de ces opérations et a accepté de lancer l’alerte, a mis en lumière plusieurs aspects inédits de cette affaire. Wylie n’a pas mâché ses mots : « Nous avons exploité Facebook pour récolter les profils de millions de personnes. Et construit des modèles pour exploiter ce que nous savions sur eux et viser leurs démons intérieurs. C’était là la base sur laquelle toute l’entreprise était construite ». En 2014, l’entreprise a siphonné les profils des amis de 270 000 utilisateurs qui avaient accepté de partager leurs données contre paiement avec un projet académique lié à Cambridge, recueillant quelque cinquante millions de profils.
On ne saurait minimiser le caractère scandaleux et alarmant des activités de Cambridge Analytica et l’inertie coupable de Facebook. D’abord, parce que Cambridge Analytica est un projet éminemment conservateur financé par la famille Robert et Rebekah Mercer, soutiens de la première heure de Donald Trump. En 2014, les Mercer y ont placé leur poulain Stephen Bannon, qui a par la suite dirigé le site d’extrême-droite Breitbart News (également propriété des Mercer) avant de rejoindre la Maison Blanche début 2017. Face à l’ampleur du scandale, le CEO de Cambridge, Alexander Nix, a été licencié avec effet immédiat mardi soir après s’être vanté, filmé en caméra cachée, que Cambridge avait eu un rôle déterminant pour assurer la victoire de Trump.
Ensuite, parce que depuis le début, le silence du patron de Facebook, Mark Zuckerberg, et de son bras droit, Sheryl Sandberg, a été proprement assourdissant. Facebook a réagi mollement et s’est montré incapable de proposer un remède. Ce n’est pas par hasard : L’utilisation par Cambridge Analytica des profils d’utilisateurs à des fins électorales est l’exact pendant de la façon dont opère Facebook pour permettre à ses clients annonceurs de maximiser l’impact du trésor de marketing que constituent les données que ses utilisateurs lui confient. Tout juste Facebook a-t-il annoncé avoir suspendu Cambridge et a-t-il maladroitement articulé une défense légaliste consistant à nier qu’il y ait eu « violation » des données de ses utilisateurs. Jusqu’ici, ceux-ci n’ont pas été informés officiellement de la subtilisation de données opérée en 2014 et, contrairement à ce que Cambridge a affirmé à Facebook, celles-ci n’ont jamais été supprimées de ses serveurs.
Que nous apprenions avec autant de retard comment les élections américaines et le vote britannique sur l’appartenance à l’UE ont été manipulées et vraisemblablement faussées par une entreprise alignée sur des intérêts politiques spécifiques, avec le consentement du plus grand et du plus influent des réseaux sociaux, est grave. Pour certains, cette affaire pourrait à terme sonner le glas de Facebook, dont l’action a chuté de 6,8 pour cent au lendemain de ses révélations. Si Zuckerberg et Sandberg n’arrivent pas à articuler une défense sérieuse, c’est parce que reconnaître le rôle de leur plateforme dans cette affaire reviendrait à remettre en cause leur modèle d’affaires. Alors que s’engage un peu partout un débat public sur les moyens de mettre au pas un réseau social à la fois très influent et très peu fiable sur le respect de la confidentialité de données qui lui sont confiées, comment les sociétés civiles dans lesquelles il opère peuvent-elles s’assurer que Facebook ne s’alignera pas à l’avenir sur les acteurs politiques les moins enclins à vouloir le réglementer ?