La broderie des Saxons

d'Lëtzebuerger Land du 30.08.2024

La vraie motivation découle souvent d’une volonté ferme de combler un manque. « Je voulais vraiment avoir une chemise roumaine traditionnelle. Je n’en avais pas hérité de ma famille, alors j’ai décidé de la créer moi-même », explique Stefania Atanasiu, artiste brodeuse qui a participé à la Biennale De mains de maîtres en 2021 et en 2023. Simplement. Sa détermination d’autodidacte impressionne, tout comme son dévouement pour l’art traditionnel de la broderie de son pays natal, la Roumanie, « un chef-d’œuvre de design collectif qui s’est affiné au fil des siècles ». En 2022, l’Unesco a inscrit l’art romain (et moldave) de la broderie sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Élément essentiel du costume national, la blouse que convoitait Stefania allie une coupe simple et de riches ornements colorés brodés selon des techniques complexes. Différents styles sont à l’œuvre selon les régions et les compétences des brodeuses. Les motifs sont devenus un langage universel qui a voyagé à travers le temps, surtout utilisé par les femmes pour s’exprimer de façon artistique et ludique.

« Je ne suis pas une artiste typique. J’ai une vie normale, avec un travail normal fondé sur mon diplôme en sciences juridiques », prévient Stefania. Elle a commencé sa première pièce brodée quand elle vivait encore avec sa famille en Roumanie. Mais comme le travail est chronophage, elle la termine seulement après son déménagement au Luxembourg en 2016, à 41 ans. « Après avoir finalisé ma blouse, je n’ai pas pu m’arrêter. L’activité de broderie est devenue mon moment de tranquillité, la satisfaction du travail fait à la main qui enrichit ma vie », tel un moment de méditation.

Incarnant le lien que Stefania a gardé avec la Roumanie, la broderie est aussi une opportunité de créer de nouveaux contacts à Luxembourg, voire dans le monde entier, entre adeptes du même art (il y a même une journée internationale de la broderie célébrée le 30 juillet). Stefania adhère ainsi à l’association « Semne Cusute » (Signes Cousus), avec laquelle elle participe à des expositions internationales. En septembre, elle organisera à nouveau des ateliers sur la broderie saxonne lors des Journées européennes du patrimoine, au musée A Possen.

Pour s’inspirer, Stefania parcourt des musées partout en Europe – surtout en Roumanie au Musée Astra de Sibiu, mais aussi en Allemagne – pour y dénicher les plus belles pièces. Elle est constamment à la recherche de vieux albums de photo où elle découvre d’anciens motifs. « Ces dernières années, j’ai commencé à m’intéresser à la broderie saxonne traditionnelle », explique-t-elle, consciente de contribuer ainsi à resserrer les liens entre le Luxembourg et la Roumanie. « C’est la reconnaissance que j’ai choisi d’offrir à mon pays d’adoption ». Quand les Saxons, ancêtres des Luxembourgeois, émigrent en Transylvanie au 13e siècle depuis la vallée de la Moselle, ils amènent avec eux leur façon de s’habiller qu’ils préservent comme un élément de leur identité. Ce sont des vêtements aux motifs et aux points de broderie spécifiques, conservés au fil des siècles, souvent sur du chanvre, qui offre confort et est durable. « Je cherche aussi des textiles anciens dans les musées luxembourgeois, mais je n’en ai pas encore trouvé. J’ai cependant réalisé deux vêtements inspirés des vêtements saxons, ainsi que des textiles d’intérieur saxons traditionnels ». L’un d’eux est nommé « Souvenir des saxons » et date de 2021 : une blouse faite de chanvre, de fil de soie.

« J’achète la toile et les fils, le reste est fait à la main : couture, broderie, montage », explique Stefania. Elle s’est rendu compte, lors des conversations avec le public, qu’il est difficile pour certains d’imaginer la quantité de travail nécessaire à la réalisation d’une telle pièce. Le temps de fabrication peut aller jusqu’à un an. « Le minimum est six mois ; une œuvre peut représenter 500 heures de travail à elle seule. J’y travaille pendant mon temps libre, les soirs et les week-ends ». Cela justifie un prix de plus de 2 000 euros. Dans le monde de la fast fashion, il peut paraître inconcevable qu’une personne investisse autant de temps dans un seul objet. Mais « une telle chemise n’est pas un vêtement, c’est une œuvre d’art à léguer ».

Toutes les pièces créées par Stefania s’intègrent parfaitement avec une tenue contemporaine (à combiner avec un jean ou une jupe simple). Les matériaux sont de la plus haute qualité et durables : la toile est en lin ou en chanvre, les fils de broderie sont en soie, en lin, en laine, en fil métallique, parfois en laine mérinos extra fine, la blouse parfois décorée de de paillettes.

Vu les efforts que demande la broderie, Stefania ne peut pas concevoir d’en faire son activité principale : « Je pense qu’il serait difficile, voire impossible de vivre de la vente de mes œuvres. D’ailleurs, je n’ai pas de certificat d’artisan ». Pas étonnant, comme il n’y a pas de diplôme en études en broderie en Roumanie, ni au Luxembourg d’ailleurs. Pas encore.

Béatrice Dissi
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