Nourritures numériques

d'Lëtzebuerger Land du 16.08.2024

Filmer la cuisine n’est pas nouveau. La première émission culinaire de la télévision française a été créée par le chef de cuisine Raymond Oliver en 1954. Le chef du Grand Véfour a occupé les écrans jusqu’en 1967 avec des recettes assez techniques et élaborées. Plus tard, Maïté s’est assuré une place dans les archives et les bêtisiers en assommant des anguilles vivantes, en suçotant des ortolans ou en tranchant des poulets. Joël Robuchon, Cyril Lignac, Philippe Etchebest et plus récemment Mory Sako : les chefs ont toujours leur place à la télévision.

Avec le lancement de Youtube en 2005, sont apparus des amateurs plus ou moins éclairés et compétents qui filment et partagent leurs recettes, leurs astuces et tours de main. Les chefs n’ont pas tardé à rejoindre le mouvement. Créée en 2006, la chaîne de Jamie Oliver par exemple compte aujourd’hui près de six millions d’abonnés. Ce n’est qu’une goutte d’eau par rapport aux 21,4  millions de Tasty qui rassemble différents formats d’émission et des créateurs de contenu très variés.

Puis est arrivé Instagram en 2010. Les images de bouffe n’ont jamais été si nombreuses : du fromage qui dégouline aux golden latte, des raviolis colorés aux burgers à dix étages, des granola au donuts… tout y passe. Progressivement des comptes spécialisés sont apparus avec des contenus de plus en plus précis et pointus, que ce soit vers des régimes spéciaux, des provenances particulières ou des styles de cuisine spécifiques. Il semble qu’aucune niche ne soit épargnée, avec le bon référencement, on trouvera toujours quelqu’un qui a les mêmes goûts et les mêmes envies : des recettes casher et véganes, des plats sans gluten et sans lactose, des desserts aux légumes, des préparations sans cuisson, des recettes vues dans des films ou réalisées avec des fonds de placards…

Une nouvelle étape est franchie en 2016 avec la création de TikTok qui impose un nouveau format de vidéo (très) courtes, format qui est désormais devenu un classique, les reels d’Instagram reprenant la formule addictive à souhait. À priori, ces vidéos sont trop courtes pour développer des recettes, mais pourtant ça décolle très vite. Les hashtag #foodtok et #cooktok rassemblent des millions d’utilisateurs.

Depuis les confinements liés à la crise sanitaire, l’engouement pour les contenus liés à l’univers de la food a atteint des sommets. TikTok devient la scène par excellence de la créativité culinaire avec des recettes qui influencent des tendances à large échelle. On ne peut pas passer à côté des tanghulu, friandise traditionnelle chinoise, composée de fruits plongés dans du sucre bouillant, qui durcit ensuite en une coque croquante ressemblant à du verre ; de la Green Goddess Salad, qui rassemble tout ce qui est vert et qui croustille et des « DIY pizza ». Le cottage cheese, les plateaux garnis de charcuteries, les salades de carottes crues et les recettes au air-fryer apparaissent très haut dans les recherches, selon les sites de référencement.

Autre tendance, la création de contenu et la mise en ligne de pratiques (parfois douteuses) qui n’existent que pour et par les réseaux sociaux. On peut citer le challenge « What’s in My Mouth » qui consiste à bander les yeux de quelqu’un et de lui donner quelque chose à manger sans qu’il ne sache ce que c’est. La consommation est au cœur du « food haul » où l’internaute se filme en train de déballer ses courses et du « mukbang » débarqué récemment de Corée du Sud où l’internaute assiste en temps réel au repas, souvent gargantuesque, d’un influenceur et l’encourage. Plus contestable, le #foodgore avec des mélanges inattendus et monstrueux de produits industriels, de graisses saturées ou d’exhausteurs de goût parodie les recettes classiques dans un esprit transgressif, pas forcément compris et très consumériste. Tout aussi problématique, les « thirst trap » : des hommes se mettent en scène en mimant des actes sexuels avec de la nourriture directement inspirés des codes pornographiques.

On n’est pas au bout de nos surprises.

France Clarinval
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