Les bars à champagne de la route qui relie Steinfort à Arlon se meurent. La prostitution en région frontalière prend un autre visage. Enquête

Sexe en frontière

Le Windsor et l’An 2000 cabaret sur la route Steinfort-Arlon
Foto: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land vom 21.12.2018

Les phares des voitures dessinent un trait lumineux sur le bitume mouillé. Les frontaliers arlonais n’ont jamais été aussi nombreux à emprunter la nationale qui relie Steinfort au chef-lieu de la province belge de Luxembourg. La réfection de l’autoroute E411 vers Bruxelles les a poussés sur cet axe connu pour ses lieux de débauche. Mais alors qu’ils ralentissent à l’approche de la ville, les automobilistes constatent la décrépitude des bâtisses. Un véhicule de chantier menace le Cabaret Bilitis. Des bandeaux orange « À louer » habillent le Velvet. Le Windsor Club et L’an 2000 Cabaret se figent le long de la route écorchée. Seul le Prestige manifeste encore des signes de vie sur la zone d’activité qui précède l’entrée dans Arlon.

Les résidents du Luxembourg qui remplissent encore leur caddie au Cora constatent, eux, que les Caprices et Safari maintiennent une activité. En plein après-midi, un camion et une poignée d’automobiles stationnent sur le parking délabré devant les deux bicoques. Des statues de nymphes et des colonnes blanches ajoutent à la désuétude des lieux. Ces « bars à champagne » ou « clubs à hôtesses », selon les terminologies adoptées des deux côtés de la frontière, se dressent là sur les infâmes routes secondaires. Législateurs et édiles belges les y ont fait choir il y a quelques décennies dans leur jonglerie avec le droit et la prostitution.

Ce qui se passe à l’intérieur de ces établissements n’est pas très clair. « Nous ne sommes pas un bordel, bordel ! », clame en gros un exploitant excédé sur les pages Facebook de son club, le Prestige. La raison ? Un docteur en droit se perdrait dans la législation belge sur la prostitution. Le propriétaire des lieux se montre donc extrêmement prudent. La prostitution est tolérée par la loi fédérale, mais son exploitation est interdite et les autorités communales gardent une certaine autonomie dans leur encadrement. Elles se montrent ici plutôt permissives.

Le règlement général de la police arlonaise définit ces « clubs à hôtesses » et « établissements érotiques ». Les premiers ne doivent pas avoir de vitrine. Très certainement pour proscrire le racolage comme il existe dans le quartier de la gare du Nord à Bruxelles ou dans le baisodrome géant d’Anvers. À l’intérieur, « une ou plusieurs personnes poussent à la consommation ». Ces « tenancier, tenancière, serveur, serveuse, barman, barmaid, chanteur, chanteuse, danseur, danseuse, entraîneur ou entraîneuse » favorisent « le commerce de l’exploitant dans un climat touchant à l’excitation sexuelle, soit en consommant avec les clients, soit en provoquant la consommation de toute autre manière que par le service normal des clients ou par le seul exercice du chant ou de danse. » On tourne autour du pot. Dans les établissements érotiques, « une ou plusieurs personnes ont pour activités de favoriser l’excitation sexuelle du client et de s’adonner à la débauche et/ou à la prostitution ». C’est limpide. L’exploitation de tels établissements est interdite sur le territoire de la Ville d’Arlon, mais autorisée « sur les routes périphériques régionales N4, 81, 82, 83, 40, 882 et 844. »

Les représentants d’Espace P, une association belge qui accompagne les travailleurs du sexe depuis trente ans, expliquent que ces « cabarets », comme on les appelle pudiquement au Grand-Duché, constituent la partie visible de la prostitution dans la région frontalière. L’offre s’adresserait à une clientèle plutôt « occasionnelle ». « On va boire un verre, on rigole et puis éventuellement on monte », raconte Benjamin Boelen, coordinateur d’Espace P à Arlon. L’association née à Liège en 1988 pour lutter contre l’épidémie du sida dans les métiers du sexe, a ouvert une antenne à Arlon en 2014.

Les clubs se sont installés le long de l’axe routier Steinfort-Arlon dans les années 1970, avant la construction de l’autoroute. « Il y avait une vie de nuit là-bas avant », commente Isabelle Buyssens, assistante sociale et thérapeute au sein d’Espace P. On prenait la voiture sans crainte du gendarme et on allait se dévergonder. Mais une certaine moralisation de la société est passée par là. Elle affecte directement la prostitution. « Nous sentons bien un désir de gentrification. Sur les trente ans d’existence de l’asbl, on constate les fermetures des vitrines. On voit ce phénomène de vouloir fermer à tout prix. Risques sanitaires ou d’incendie, il y a toujours de bonnes raisons », analyse Benjamin Boelen.

Il explique en partie la désaffection des clubs par une activité policière « très poussée » avec des descentes répétées au début de la décennie. « Les clients qui vont là ne veulent pas avoir de problème. C’est un lieu qui exige de la discrétion et ils n’ont pas envie d’être alpagués par la force publique », dit-il. « L’angle d’attaque, c’est dépister le travail au noir », poursuit Isabelle Buyssens.

La réglementation applicable aux « établissements érotiques » exige de déclarer le nom des hôtesses aux autorités. Ce qui implique évidemment de les payer davantage et de régler son dû à l’État belge. De fait, la plupart des clubs qui ont pignon sur rue mettent la clef sous la porte. Ils n’arrivent pas à joindre les deux bouts, résume Véronique Biordi, échevine d’Aubange rencontrée le 6 décembre face à la gare d’Arlon dans un camion loué par Espace P pour sensibiliser aux problèmes rencontrés par les prostitué(e)s.

Véronique Biordi vient de rendre l’écharpe de bourgmestre d’Aubange qu’elle portait depuis 2012. Sa ville, et notamment le district d’Athus, sise sur les trois frontières rassemble un grand nombre de travailleurs du sexe. Smartphone à la main et photos à l’appui, elle raconte avoir gourmandé deux Africaines, « des nouvelles arrivées », nues à une fenêtre en pleine après-midi alors que les badauds défilaient en contrebas devant les stands de la braderie.

D’une manière générale, la prostitution est de moins en moins visible, explique Benjamin Boelen à une douzaine de personnes agglutinées dans les huit mètres carré du camion bâché « Prostitution en province du Luxembourg… la présence muette ». « La prostitution est bien présente. Il y en a bien plus qu’on ne le pensait avant notre arrivée en 2014 », détaille le représentant local de l’association liégeoise. « Outre les cabarets visibles sur les routes de Steinfort et Messancy, les prostitué(e)s travaillent dans les appartements par petites annonces ». Un petit tour sur le site VivaStreet à la rubrique « Rencontres 18+ » permet d’en attester rapidement.

Espace P a recensé presque 300 travailleurs du sexe dans la Province. 90 pour cent seraient d’origine étrangère. « Elles viennent pour la plupart de pays hispanophones et d’Europe de l’Est, essentiellement Roumanie-Bulgarie. Les personnes transgenres viennent elles d’Amérique du Sud », résume-t-on chez Espace P. Cette « population particulière » et nombreuse tient à la proximité de la France, où la législation sur la prostitution est plus stricte, et du Luxembourg, où le pouvoir d’achat est fort. « Les prostituées peuvent tarifer en fonction. Cela coûte entre 100 et 200 euros de l’heure ici. À Liège c’est autour de 50 », nous dit-on. VivaStreet corrobore.

« On voit quand même beaucoup de plaques jaunes », glisse la première échevin d’Aubange. La clientèle de la prostitution reflète la société, relatent nos interlocuteurs. « Le petit cultivateur, le banquier, le fonctionnaire, le représentant politique ou des médias, l’employé des institutions européennes », énumèrent-ils. La clientèle internationale, avec notamment des personnes en détachement ou en déplacement, alimente la demande.

Interrogés sur les problèmes éventuellement rencontrés par les travailleurs du sexe et éventuellement la traite, les représentants d’Espace P. rassurent. « S’il y a un réseau ici, on ne le connaît pas », répond Benjamin Boelen. « S’il y avait un endroit où on ne nous ouvrait pas à la porte, on pourrait arriver à cette hypothèse, mais on a accès à quasi tous les endroits », détaille Isabelle Buyssens. L’assistante sociale rejette toutefois tout « angélisme ». « Elles ont peut-être choisi ce métier de par une situation économique déplorable dans leur pays, mais elles l’ont choisi et j’aimerais bien qu’on casse cette vision de la pute soumise. »

Voilà le combat de l’association: « la putophobie » et ce courant abolitionniste qui marginalisent un peu plus les travailleurs du sexe, notamment dans les administrations où Espace P les accompagne. « Pour les côtoyer de manière régulière, ce sont des personnes chaleureuses. Elles ont un code d’honneur. Il y a une humanité qui est là. Le plus dur pour elles, c’est le stigmate de la pute, car elles assument ce qu’elles sont », fait savoir Isabelle Buyssens. Pour cette raison, dans le camion stationné sur l’esplanade de la gare ce 6 décembre, Espace P expose les bustes d’une vingtaine de prostituées de la région. Ils ont été réalisés avec des bandelettes de plâtre moulées sur la poitrine des personnes concernées. Des écharpes roses portent leur nom. Le travail, ce travail, humanise les travailleurs du sexe.

Nous envisageons de faire parler les bustes. Nous tentons de contacter trois modèles grâce à des rapprochements entre les prénoms figurant sur les écharpes et les identités affichées dans les petites annonces. Une seule répond : Kenza.

Kenza, 32 ans, « son âge professionnel » dit-elle, est arrivée il y a plus de dix ans dans la région à la faveur d’un mariage avec un Belge. Elle se tourne vers la prostitution après le divorce, « dans un bordel à Rombach ». « J’ai choisi ce métier parce que mes copines l’exerçaient au Maroc. Cela me fascinait. Je trouvais ça gratifiant », raconte-t-elle. Dans la profession, on souligne que la prostituée vend un service, pas son corps.

Elle devient ensuite « indépendante ». Comprendre déclarée auprès de l’administration belge. Un code Nace (nomenclature européenne pour les activités économiques) regroupe officiellement les professionnels du sexe sous l’appellation « Autres services aux personnes ». Kenza a, elle, choisi « masseuse ». En réalité, elle s’avoue bien volontiers « psychologue ». Avec sa clientèle, « habituée », elle ne couche pas tout le temps. Pas tout de suite en tout cas. « On me paie un peu plus pour écouter. J’aime me définir comme une pute courtisane ».

Kenza rejoint la lutte d’Espace P contre la « putophobie ». La marginalisation des prostitué(e)s, y compris géographique, conduit à leur insécurité physique et sociale. « On ne jouit pas de nos droits comme tout le monde », se plaint-elle. L’exemple d’un médecin non déclaré qui s’installerait à trois maisons d’un praticien référencé lui vient en tête. « Le médecin enregistré appelle les autorités et le problème est réglé. Moi, comment je fais avec les filles de l’Est qui cassent les tarifs ? ».

Son avis diverge là du combat mené par Espace P. L’association accompagne tous les professionnels du sexe, y compris les ressortissants d’États tiers non déclarés. Une concurrence déloyale pour Kenza et ses consœurs belges. « En Allemagne, ils ont éradiqué tout ça. Aucune fille ne sait travailler sans être déclarée », explique-t-elle. « Un an que je galère. De 200 euros l’heure, c’est tombé à 150 », grogne-t-elle encore. Les prostitué(e)s non déclaré(e)s en Allemagne auraient depuis migré dans la région, attiré(e)s par les prix.

Pour Kenza, « ces filles arrivent dans des circuits » qu’Espace P n’arrive pas à infiltrer. Avant, elles passaient par les clubs, puis « internet a tout changé ». Les prostitué(e)s paient et rédigent une annonce sur les sites spécialisés s’ils/elles parlent une langue étrangère. Selon Kenza, beaucoup ne parlent ni anglais, ni français, ni allemand et doivent faire appel à un réseau établi. La solution ? « La légalisation évidemment », résume notre courageuse interlocutrice.

Pierre Sorlut
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