Pour une agence de gestion des participations de l’État

d'Lëtzebuerger Land vom 10.11.2023

Beaucoup de pays d’économie de marché modernes délèguent la gouvernance de leurs entreprises publiques et des sociétés du secteur privé dans lesquelles l’État détient une participation à une agence ou à une société holding nationale. Les raisons pour lesquelles cela n’est pas le cas au Luxembourg sont la réticence des ministres de tutelle à renoncer à leurs prérogatives quant au contrôle qu’ils peuvent exercer sur les entreprises sous leur tutelle et leur capacité à compléter les salaires de fonctionnaires méritants. Pas question de mettre en cause ici la compétence et l’intégrité des fonctionnaires qui, à la demande de leur ministre, siègent dans des conseils d’administration d’entreprises publiques, ni l’objectif d’aligner ou de rapprocher leur rémunération à celle de leurs collègues du secteur privé qui siègent dans ces mème conseils. L’objectif de créer une agence de participations doit être poursuivi pour éviter de créer des conflits d’intérêts qui nuisent à la bonne gouvernance.

Une partie de la journée, les hauts fonctionnaires élaborent les lois et règlements, font voter ces lois et publier ces règlements, en supervisent l’application, proposent l’imposition et montant d’amendes aux personnes en infraction, émettent des licences et agréments d’opérateurs et de prestataires de services (pour compte des opérateurs/prestataires et de leurs employés), émettent des certificats de conformité, collectent des taxes et redevances. Le reste du temps, les mêmes personnes siègent dans les conseils d’administration (les président parfois) des sociétés concernées par ces lois et règlements. Ces dernières sont aussi demandeuses de ces licences, agréments et certificats. Ce n’est pas sain. Il n’est pas sain non plus de retrouver dans un même conseil d’administration d’une entreprise publique des supérieurs hiérarchiques et une ou plusieurs personne(s) leur rapportant.

Un autre problème est celui du cumul de mandats d’administrateur. La fréquence et l’intensité (en termes de temps de préparation, longueur des séances, suivi après les réunions..) varie d’une entreprise à l’autre. Les conseils d’administration de sociétés commerciales se réunissent de quatre à douze fois par an. Les mandats d’administrateur sont souvent liés à l’appartenance à des comités spécialisés crées par le conseil d’administration (comité d’audit, comité de gestion des risques, comité de rémunération, comité stratégique, etc.) de sorte que le nombre de réunions liées à un mandat s’élève à entre huit et 24 par an, et parfois plus. Ces chiffres doivent être multipliés par cinq à dix pour dégager le nombre total d’heures consacrées à un mandat durant l’année. Pour les postes de président du conseil et président d’un comité spécialisé il faut multiplier ce nombre par un coefficient de 1.5 à deux. Ainsi, le nombre d’heures consacrées par un administrateur à l’accomplissement de ses fonctions de mandataire peut être significatif. C’est pour cette raison que la CSSF limite à la fois le nombre de mandats (pas plus que vingt) et le nombre d’heures par an dédiées à des engagements professionnels (pas plus que 1 920) des administrateurs d’entités règlementées soumis à son agrément. Ainsi, les administrateurs candidats à un poste d’administrateur dans un établissement de crédit, « à moins de représenter l’État », doivent démontrer qu’ils/elles sont capables de consacrer un temps suffisant à l’exercice de leur mandat, dit la loi sur le secteur financier. Dans la déclaration de compétence et d’honorabilité que le postulant au poste d’administrateur est invité à remplir, il devra rendre compte en détail du temps consacré à ses mandats actuels et du temps additionnel lié à l’exercice du mandat visé. On peut mettre en question le fait que ces règles ne s’appliquent pas aux représentants de l’État et se poser la question de savoir comment les fonctionnaires qui disposent de multiples mandats d’administrateur trouvent le temps de vaquer à leur occupation normale !

Lorsque l’État joue un double rôle, lorsqu’il est à la fois autorité de réglementation du marché et de contrôle et actionnaire d’entreprises publiques actives dans ce marché, il y a un danger manifeste de confusion d’objectifs et de conflits d’intérêts entre ses différentes compétences. Les lignes directrices de l’OCDE sur la gouvernance des entreprises1 publiques prescrivent une série de mesures pour pallier à ce danger et prévenir toute ingérence politique dans les conseils d’administration d’entreprises publiques et déconseillent de nommer au conseil de l’entreprise publique une personne ayant des pouvoirs exécutifs par rapport à celle-ci ou son secteur d’activité. Ces lignes directrices constituent les normes internationalement reconnues relative à la façon dont la puissance publique doit assumer sa fonction d’actionnaire et formulent des recommandations par rapport aux bonnes pratiques à mettre en place pour « s’assurer que les entreprises publiques exercent leurs activités de manière efficace, transparente et responsable ».

Selon ces Lignes directrices, «[l]’exercice des droits attachés à la qualité d’actionnaire doit être centralisé au sein d’une entité actionnaire unique ou, lorsque cela n’est pas possible, confié à une instance de coordination [qui] doit avoir les pouvoirs et les compétences nécessaires pour s’acquitter de ses obligations ». La centralisation du rôle de l’État actionnaire dans une entité unique, indépendante ou sous la tutelle d’un ministère (Finances ou Économie) contribue à clarifier la stratégie actionnariale et à garantir une plus grande cohérence dans la mise en œuvre de cette stratégie. Cette centralisation permet en outre de réunir les compétences requises et l’élaboration d’un système de diffusion intégrée sur les participations de l’État. Elle se révèle une manière efficace de tracer une limite rigoureuse entre l’exercice des fonctions actionnariales et d’autres activités de l’État qui pourraient entrer en conflit avec celle-ci, en particulier la réglementation ou les politiques publiques et éviter tous conflits d’intérêts, supposés ou réels.

Pour s’aligner sur ces lignes directrices, la France a créé en 2004 l’Agence des participations de l’État (APE) pour « incarne[r] l’État actionnaire, investisseur en fonds propres dans des entreprises jugées stratégiques » et gérer son portefeuille de participations. La doctrine d’intervention, les missions de l’APE, ses règles de gouvernance, son organigramme, ses pôles d’expertise, les procédures de recrutement (sélection, qualification, expérience et genre de ses collaborateurs issus tant du secteur public que privé) sont clairement explicitées sur son site internet. On apprend ainsi que la majorité des administrateurs nommés pour siéger dans des entreprises relevant du périmètre de l’APE ne sont pas des fonctionnaires en activité. L’APE publie par ailleurs un rapport d’activité annuel contenant (entre autres) la rémunération des dirigeants et mandataires et la valorisation des entreprises dans son portefeuille. En Belgique, la Société fédérale de participations et d’investissement (SFPIM) est bâtie sur le même modèle.

L’État luxembourgeois est actionnaire dans des entreprises commerciales actives dans de nombreux secteurs d’activité : finance, production et distribution d’énergie, transports, télécommunications, opération de satellites, production et commercialisation de produits en acier, entreposage de données, radiodiffusion, etc. Les motifs qui ont amené l’État à devenir actionnaire sont divers : importance stratégique du secteur ou de l’entreprise, sauvetage d’entreprises en difficultés posant un risque systémique ou une crise potentielle de l’emploi, ouverture de nouveaux créneaux pour l’économie. Les lignes directrices définissent l’entreprise publique comme toute entité juridique reconnue comme entreprise en vertu de la législation nationale (société anonyme, société à responsabilité limitée, société en commandite par actions) qui est effectivement sous le contrôle de l’État « soit parce qu’il est le bénéficiaire effectif de la majorité des actions assorties d’un droit de vote, soit parce qu’il exerce un contrôle équivalent par d’autres voies, » par exemple la détention de golden shares.

Tombent sous le coup de cette définition d’entreprise publique les sociétés de droit privé suivantes : Encevo (la maison mère de Enovos et Créos), Luxair, Cargolux, Lux-Airport, LuxConnect, LuxTrust. Par contre, les lignes directrices n’ont pas vocation à s’appliquer aux entités « dont le but premier est d’exercer une fonction relevant des politiques publiques, même si les entités concernées ont la forme juridique d’une entreprise », comme les sociétés de droit privé SNHBM (accès au logement abordable) ou LuxTram (transports urbains gratuits). Si les lignes directrices s’appliquent aux entreprises publiques dont les actions sont cotées en bourse, elles ne s’appliquent pas aux entreprises où l’État n’exerce pas le contrôle. Dans les cas où l’État est minoritaire, il faut examiner au cas par cas s’il exerce un contrôle équivalent en vertu de dispositions légales ou statutaires. Ainsi, on peut considérer que la SES est une entreprise publique du fait que l’État non seulement dispose d’une minorité de blocage, mais peut aussi opposer son véto à l’acquisition par une partie, agissant seule ou de concert avec d’autres acteurs, d’une participation significative. BGL BNP Paribas, dans laquelle l’État dispose d’une minorité de blocage et la BIL, dont l’État ne détient qu’une participation de dix pour cent, ne tombent a priori pas dans la définition d’entreprise publique qu’en donnent les lignes directrices.

Selon ces dernières, « l’État doit préciser les motifs justifiant sa participation dans telle ou telle entreprise publique et les réévaluer régulièrement. Il doit [notamment] indiquer dans quelle mesure chaque entreprise publique est supposée poursuivre des objectifs de politique publique » . L’État luxembourgeois devrait donc régulièrement évaluer et expliquer publiquement pourquoi il reste actionnaire de ses entreprises publiques, notamment après normalisation de la situation qui a provoqué son entrée dans le capital de la société commerciale. Pourquoi par exemple l’État luxembourgeois contrôle-t-il toujours une entreprise qui effectue des transports de personnes (Luxair) ou de fret (Cargolux), ou bien gère un aéroport (Lux-Airport) ou (même s’il ne s’agit pas d’entreprises publiques au sens des lignes directrices) pourquoi reste-t-il actionnaire de référence/significatif de banques commerciales (BGL, BIL) longtemps après avoir participé à leur sauvetage.

L’État luxembourgeois cimente son contrôle sur les entreprises publiques à travers les participations parallèles détenues par la BCEE et la SNCI (toutes deux personnes morales de droit public). L’idée serait de centraliser/ fédérer toutes les participations, directes et indirectes, dans les entreprises publiques et participations minoritaires (BGL, BIL..) dans une seule entité qui exercerait la fonction de l’État actionnaire. Le modèle serait par exemple l’APE. Dans le contexte luxembourgeois, les collaborateurs de l’entité étatique seraient des anciens fonctionnaires désireux de continuer à servir le pays en mettant à sa disposition le savoir-faire et l’expérience acquis pendant leur carrière, ainsi que des personnes qualifiées recrutées directement par l’entité. Le personnel de l’entité serait complété par un support administratif et technique avec des compétences dans les domaines comptables, financiers, légaux, informatiques… soit en interne soit via de la sous-traitance. L’entité serait raccrochée à un ministère de tutelle, qui pourrait être le Ministère d’État, des Finances ou de l’Économie. Les collaborateurs seraient liés à l’agence soit par un contrat de travail, soit par un contrat de prestation de services. À l’instar de sa consœur française, l’agence rendrait compte de sa mission d’actionnaire public en continu à son/sa ministre de tutelle et périodiquement aux citoyens par la publication de rapports annuels. Plutôt que de créer une entité de novo on pourrait imaginer que la SNCI serve d’agence des participations de l’État. Cela impliquerait cependant de sérieux changements dans sa structure, sa gouvernance et la qualification de son personnel.

Pour éviter des conflits d’intérêts, pour s’aligner sur les lignes directrices, pour plus de transparence et redevabilité de l’État actionnaire, pour une gestion centralisée permettant une gestion plus efficace, homogène et professionnelle des participations de l’État, une agence des participations de l’État s’impose. Notre prochain gouvernement aura-t-il la sagesse, la vision et le courage de le faire ?

1.OCDE (2015), Lignes directrices de l’OCDE sur la gouvernance des entreprises publiques, Édition 2015, Editions OCDE, Paris. http://dx.doi.org/10.1787/9789264244221-

*David Arendt et membre de l’ILA (administrateur certifié de l’INSEAD/ILA)

David Arendt
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