Début mai, la France va commémorer l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République, survenue il y a quarante ans. Dès février 1982, l’élu socialiste promulguait une loi nationalisant les principaux groupes industriels français et une quarantaine de banques et de sociétés financières. Dans un pays où depuis 1945 le secteur public occupait déjà une place très importante, la concrétisation de cette ancienne promesse électorale revenait à faire contrôler par l’État le tiers de l’activité industrielle et 90 pour cent du crédit bancaire. Seuls les pays du bloc communiste faisaient alors mieux en la matière ! En 1986, la droite majoritaire à l’Assemblée se hâta de (re)privatiser quelque 65 entreprises en l’espace de deux ans. Ironie du sort : ce mouvement fut poursuivi et même amplifié par tous les gouvernements de gauche entre 1988 et 2002. Au même moment au Royaume-Uni, un pays où le secteur public pesait également lourd depuis la fin des années 40 (banque, sidérurgie, rail, transport aérien, automobile, énergie) le gouvernement Thatcher lançait un vaste programme de privatisations. Commentant la politique suivie dans son pays en 1982, l’économiste français Thomas Piketty, pourtant positionné très à gauche, n’a pas hésité à dire, trente ans plus tard, que « tout cet argent public investi dans ce programme de nationalisations a été gâché. Cette politique était à contre-courant de la réalité économique des pays développés. Il aurait mieux valu laisser le secteur privé se restructurer seul et investir cet argent dans la formation et l’éducation ».
Dès la fin du XXe siècle les nationalisations n’avaient donc plus la cote en Europe, surtout dans sa partie centrale et orientale, où elles rappelaient les mauvais souvenirs du collectivisme. Mais, sans forcément détenir la majorité ou la totalité du capital d’une société, ce qui signe la nationalisation, les États sont restés très présents dans un grand nombre d’entreprises, de manière plus ou moins directe. En France par exemple, les seules participations publiques minoritaires (de onze à 26 pour cent) dans des entreprises cotées pesaient 26,4 milliards d’euros au 30 juin 2020. D’autre part, aucun État n’a jamais écarté la possibilité de prendre le contrôle d’une entreprise jugée stratégique pour éviter que sa faillite ne déclenche une crise économique, sociale ou financière. L’occasion s’est présentée au moment de la crise financière de 2008-2009 avec la nationalisation d’établissements bancaires, y compris dans des pays dirigés par des gouvernements idéologiquement opposés aux prises de participation publiques. En Europe en l’espace de quelques mois des banques aussi variées que Royal Bank of Scotland, ABN AMRO, Dexia, Fortis, Hypo Real Estate ou Commerzbank sont passées entièrement ou partiellement dans le giron des États. En Espagne, huit banques ont été nationalisées entre 2009 et 2013. Aux États-Unis, terre d’élection du libéralisme, l’administration Obama est allée plus loin en n’hésitant pas, après avoir pris le contrôle de l’assureur AIG notamment, à nationaliser une entreprise industrielle, General Motors, fragilisée par la crise.
Après une décennie de calme marquée par le retour des privatisations, les nationalisations sont revenues à l’honneur depuis le début de la pandémie. Dès mars 2020 la chute du transport aérien laissait craindre de gros dégâts parmi des compagnies déjà fragilisées (il y a eu 23 faillites en 2019, dont 9 en Europe et 18 en 2018). Le naturel revenant au galop, c’est le très libéral ministre français des finances Bruno Le Maire qui, tout en suspendant la privatisation des Aéroports de Paris (ADP) a lancé l’idée de nationaliser Air France-KLM au grand dam de la Commissaire européenne à la concurrence. En Italie, après avoir tergiversé plusieurs mois, le gouvernement a mis en œuvre la nationalisation d’Alitalia en octobre 2020. Là aussi c’est un retour aux sources, ce pays ayant une tradition interventionniste avec la création en 1933 de l’Institut pour la Reconstruction Industrielle (IRI), qui avait permis à l’État de devenir propriétaire de plus de vingt pour cent de la capitalisation boursière et de fait le principal entrepreneur, dans les secteurs les plus divers (chantiers navals, automobile, banque). En Espagne, le gouvernement socialiste a examiné plusieurs projets dans l’industrie et les services. Le mouvement s’est accéléré en avril 2021. L’État italien a annoncé le 15 avril la nationalisation de l’une des plus grandes aciéries d’Europe. Située à Tarente (dans le sud du pays) et comptant 11 000 salariés, elle était la propriété d’ArcelorMittal depuis 2018 et avait été privatisée en 1995 ! Au même moment en France, le gouvernement a déclaré vouloir monter à trente pour cent du capital d’Air France-KLM, soit environ le double de sa participation actuelle et renoncer à vendre les Chantiers de l’Atlantique à Saint-Nazaire, spécialistes incontestés des gros paquebots de croisière. Pour en rajouter une couche, une prise de participation de cent pour cent dans EDF (dont l’État détient déjà 83,6 pour cent) serait envisagée. En février et mars, les compagnies ferroviaires écossaise et galloise passaient sous contrôle public, un an pile après la renationalisation des lignes du nord de l’Angleterre.
Dans une crise comme celle que nous traversons depuis treize mois, il y a trois raisons principales au retour des nationalisations. La première motivation est de sauver des entreprises viables qui traversent une mauvaise passe pour des raisons indépendantes de leur volonté, surtout si elles sont too big to fail. La deuxième est d’éviter à des fleurons de l’économie nationale, dont la valeur boursière s’est effondrée et qu’aucun acteur local ne peut ou ne veut reprendre, de passer sous pavillon étranger. « Si pour protéger notre patrimoine industriel, il faut aller jusqu’à la nationalisation de certaines entreprises parce qu’elles seraient attaquées sur les marchés, je n’aurai aucune hésitation », prévenait Bruno Le Maire au printemps 2020. Ces deux raisons sont circonstancielles et peuvent justifier une nationalisation temporaire. La troisième raison relève davantage de la politique industrielle à long terme, les États étant à même, en tant qu’actionnaires majoritaires ou de référence d’entreprises jugées stratégiques, de prendre des initiatives fortes dans des secteurs comme la défense, le transport, l’énergie ou la santé. Ainsi en juillet 2020, l’État britannique a pris cinquante pour cent de OneWeb, une société qui déploie un réseau de satellites, en partenariat avec le groupe indien Bharti.
Les annonces de nationalisations sont toujours bien reçues des opinions publiques, qui y voient avant tout une promesse de protection de l’emploi, souvent temporaire et au détriment de la rationalité économique. De leur côté, selon les termes d’un expert, « les États se sentent désormais plus légitimes à intervenir directement dans l’économie » quelles que soient leurs orientations politiques, au nom de l’intérêt national, ou de la souveraineté économique, c’est-à-dire de la défense des intérêts stratégiques de leurs pays. Sans aller jusqu’à la nationalisation, les États peuvent entrer au capital d’entreprises (ou monter en puissance s’ils sont déjà présents) en restant minoritaires, dans le but d’influencer leur stratégie et leur gestion. Cette solution pourrait être amplifiée si certaines dettes contractées par les entreprises pendant la pandémie étaient partiellement ou totalement annulées, une piste évoquée en France mi-avril par le ministre de l’Économie, pour éviter qu’à la sortie de la crise certaines sociétés ne soient confrontées à un « mur de dettes ». Pour les entreprises qui auraient reçu directement des fonds publics sous forme de prêts, l’annulation des dettes pourra se faire par transformation des titres de créance de l’État en actions. Il s’agit d’une augmentation de capital par compensation de créances. Si l’État détient déjà une fraction du capital, celle-ci s’en trouve mécaniquement augmentée. Sinon, il s’agira d’une nouvelle participation. En France le dispositif concernerait aussi bien de grosses sociétés comme Air France-KLM que des petites entreprises, en vertu d’un dispositif de prêts participatifs de l’État mis en place en avril 2020. De quoi gonfler le portefeuille public de participations ! Et sans doute pour longtemps, car, ayant repris la main sur leurs économies à l’occasion de la pandémie, les États auront du mal lâcher prise, même s’ils le souhaitent, en raison des pressions politiques et des incertitudes de la reprise..
Dissuader les nationalisations
Dès le 20 avril 2020, la Commissaire européenne à la concurrence Margrethe Vestager a mis en garde contre les nationalisations, un outil susceptible de fausser la concurrence sur le marché européen. Selon elle, si les besoins de recapitalisation des entreprises pour cause de crise sanitaire sont satisfaits par des versements d’argent public, ce n’est pas une solution acceptable car une société ayant l’État à son capital se trouvera dans une position plus favorable qu’une autre n’ayant pas obtenu le même appui. La Commission européenne se donne donc pour mission de dissuader les entreprises de rechercher le soutien financier de la puissance publique, en étant « stricte sur les conditions des recapitalisations ». Margrethe Vestager souhaite ainsi interdire aux entreprises recapitalisées par les États membres de verser des dividendes et des bonus ou de racheter leurs actions. Si une société venait à bénéficier de fonds publics, ce serait donc au prix de son attractivité sur les marchés financiers. De plus, certains États membres auront les moyens d’aider leurs entreprises et d’autres qui le souhaiteraient n’auront pas l’argent nécessaire, ce qui constitue un autre facteur de distorsion de concurrence.