La confrontation aux conséquences économiques désastreuses de la crise sanitaire aura permis de matérialiser des idées et solutions considérées encore récemment, sinon comme farfelues, du moins comme relevant des promesses électorales ou des lubies d’universitaires. En 2020, le « chèque Trump » a traduit pour la première fois dans les faits la monnaie hélicoptère théorisée par Milton Friedman il y a plus de cinquante ans ! Au printemps, 1 200 dollars, plus 500 dollars par enfant à charge, ont été versés à chaque adulte ayant gagné moins de 99 000 dollars l’année précédente. Et dans le cadre du dernier plan de relance voté par le Congrès en décembre 2020 et janvier 2021, c’est une aide supplémentaire de 2 000 dollars (en deux chèques de 600 et 1 400 dollars) qui a été programmée. La monnaie hélicoptère concerne une population très vaste mais n’est distribuée que ponctuellement. Pour atteindre l’objectif de relance durable de la consommation tout en luttant contre la pauvreté, une autre idée a été remise en selle par la crise, celle du revenu universel.
Dans son acception originelle, ce système dont l’idée remonte au milieu du XIXe siècle, consiste à verser une somme d’argent régulière à tous les membres d’une communauté, sur une base individuelle, sans conditions de ressources ni obligation de travail. Très contesté moralement comme pour son coût pour les finances publiques le « revenu de base » pour tous n’a été appliqué que dans certains pays (Canada, Inde) ou de manière temporaire et édulcorée. L’idée a refait surface dans le débat politique il y a quelques années (en France, le candidat socialiste à la présidentielle de 2017, Benoît Hamon, l’avait inscrite à son programme) mais surtout depuis le début de la crise sanitaire, avec cette fois une cible précise, celle des jeunes. Cette population est la principale victime économique de la crise : le taux de chômage des jeunes s’établit à 18 pour cent pour l’UE27, contre quinze pour cent avant la crise – soit plus du double de la moyenne des actifs. Dans la zone euro, il frise les 19 pour cent. Les jobs étudiants ont quasiment disparu surtout dans certains secteurs comme la restauration. Les perspectives d’emplois stables sont incertaines, de sorte qu’aux baisses de revenus et aux situations de précarité s’ajoutent le stress et le risque de dépression.
Les initiatives se sont multipliées en Europe pour aider cette population en grande difficulté, la plus récente étant l’institution le 1er mars dans la région Ile-de-France d’un revenu jeunes actifs (RJA) de 500 à 670 euros par mois à l’intention des 18-25 ans : mais il ne concerne que les jeunes sans emploi et son versement est conditionné au suivi d’une formation gratuite et qualifiante d’une durée minimum de quatre mois. Son élargissement à tout le segment et à tout le pays coûterait immédiatement trente milliards d’euros puis 4,8 milliards chaque année, au minimum. C’est pourquoi, toujours vis-à-vis de cette population, une autre solution creuse son sillon : elle consiste, non pas à distribuer un revenu régulier aux jeunes, mais à leur allouer un capital de départ.
En France cette proposition a été défendue en janvier dernier par le délégué général du parti présidentiel Stanislas Guérini et appuyée par le ministre de l’Économie Bruno Le Maire. Le capital jeune prendrait la forme d’un prêt de 10 000 euros sans intérêt et garanti par l’État. Il serait remboursable sur trente ans, dès que le bénéficiaire le pourrait. Le coût de la mesure est estimé à près de 500 millions d’euros par an en vitesse de croisière (c’est-à-dire quand une cohorte parvient à l’âge de 18 ans) en partie financé par les économies réalisées sur d’autres allocations devenues redondantes. Un projet directement inspiré de la « dotation universelle » de 10 000 euros à l’âge de 25 ans avancée en 2015 par l’économiste anglais Anthony Atkinson, mentor de l’inévitable Thomas Piketty. Là aussi, l’idée est très ancienne. Elle remonte précisément à 1795 : le Britannique Thomas Paine écrivait alors dans son livre Agrarian Justice que, « quand un jeune couple commence dans le monde, la différence est extrêmement grande s’il commence avec rien ou avec quinze livres chacun. Avec cette aide il pourrait acheter une vache et des instruments pour cultiver quelques acres de terre ». Depuis, la proposition n’a cessé d’être étudiée et préconisée, notamment par le philosophe américain John Rawls dans son célèbre ouvrage A Theory of Justice (1971) et, plus récemment, par ses compatriotes Bruce Ackerman et Anne Alstott. En 1999, ces derniers proposaient d’accorder 80 000 dollars à chaque citoyen américain âgé de 21 ans.
C’est à la suite de leurs travaux qu’a été mis en place au Royaume-Uni en 2005, à l’initiative de Tony Blair, le Child Trust Fund. D’autres dispositifs du même genre ont été recensés en Hongrie, à Singapour, en Corée du sud et au Canada avec des mécanismes variés : système universel (Hongrie) ou réservé aux familles en difficulté (Corée du sud), dotation affectée obligatoirement à des dépenses de soins ou d’éducation supérieure (Singapour, Canada), d’enseignement, de logement ou de création d’entreprise (Corée du sud). En France en 2007, le Conseil d’analyse stratégique avait, parmi plusieurs scénarios possibles, envisagé un plan d’épargne avec abondement public permettant à tout enfant pauvre de recevoir à sa majorité un capital de 23 000 euros (ou équivalent en pouvoir d’achat).
Pour les tenants des dotations comme Salomé Berlioux, Julien Damon et Éric Chaney auteurs d’une tribune intitulée « Pour la jeunesse, un capital-jeune » (L’Opinion du 3 février 2021), « à la différence d’allocations sociales mensuelles améliorant la vie quotidienne, un capital jeune modifie les perspectives sur le long terme et fait du jeune le maître d’œuvre de ses projets, indépendamment du patrimoine de ses parents ». L’octroi d’un patrimoine de départ est jugé plus responsabilisant et plus formateur qu’un revenu, avec « des bénéfices considérables en matière de niveau d’études, de création d’entreprises, d’émancipation et de réalisation de soi ». Le coût de cet « investissement social » est élevé mais la somme est accordée une fois pour toutes, contrairement au revenu de base. La question du financement reste cependant posée et c’est naturellement là que le bât blesse.
En France, si le prêt à long terme de 10 000 euros projeté par les macronistes concernait vraiment tous les membres d’une tranche d’âge à partir de 2022, il coûterait aux finances publiques quelque huit milliards d’euros par an, loin des 500 millions annoncés, sans parler des prêts qui devraient être accordés à l’ensemble de la population actuellement âgée de 18 à 25 ans, soit soixante milliards ! Comme souvent dans ce pays, la question de savoir où trouver l’argent est pudiquement évacuée. Plus exactement on ne voit que trop bien quelle peut être la solution envisagée, au moment où l’État envisage de taxer l’épargne excédentaire née de la crise. Ainsi les auteurs de la tribune préconisant un capital-jeune ne donnent pas de montant précis pour la dotation individuelle mais ils évoquent un coût annuel de deux milliards d’euros, qui serait en grande partie financé par le redéploiement de certaines prestations sociales (bourses, allocations familiales, aides au logement). Mais comme cela ne serait visiblement pas suffisant ils finissent par évoquer explicitement une révision de la fiscalité sur les successions.
Difficile de ne pas faire le lien avec la proposition radicale de leur compatriote Thomas Piketty, qui dans son livre Capital et idéologie paru en septembre 2019, proposait un « héritage pour tous de 120 000 euros à l’âge de 25 ans ». Le montant colossal à mobiliser, près de cent milliards par an, proviendrait surtout de l’actuel impôt sur les successions (alourdi) et d’un nouvel impôt sur la propriété qui risque de faire mal. En effet l’ancien impôt sur la fortune, supprimé en 2017, ne rapportait que cinq milliards d’euros par an !
Le Child Trust Fund britannique
La paternité du Child Trust Fund est attribuée à Julian Le Grand, professeur à la London School of Economics et conseiller du Premier ministre Tony Blair de 2003 à 2005. Chaque enfant né entre septembre 2002 et décembre 2010 recevait une somme allant de 250 à 500 livres (selon les revenus du ménage), dotation renouvelée à deux reprises avant sa majorité. L’argent était déposé sur un compte d’épargne pouvant également être alimenté par les parents ou les amis avec une incitation fiscale, mais bloqué jusqu’aux 18 ans du bénéficiaire, tout ou partie de la somme étant alors retirable pour un usage discrétionnaire. Les simulations tablaient sur un total possible de 15 000 livres. Le dispositif a permis d’ouvrir 6,3 millions de comptes pour un coût total de 6,5 milliards de livres à ce jour. Il a été remplacé par une formule voisine, le Junior ISA, pour les enfants nés à partir de 2011. Les derniers CTF arriveront donc à échéance en 2028 et coûtent encore 500 millions de livres par an.
Le CTF apparaît avant tout comme un instrument d’incitation des jeunes à l’épargne. Les montants alloués par l’État sont modestes (l’abondement moyen est de 1000 livres environ) et peu susceptibles d’établir une « égalité des chances ». Qui plus est le CTF peut même contribuer à accroître les inégalités, les familles aisées ayant une plus forte propension à épargner et profitant au maximum de l’avantage fiscal. L’absence de contraintes imposées quant à l’usage final du capital constitué a suscité de nombreuses inquiétudes. Les enquêtes étaient plutôt rassurantes, l’éducation et le logement étant les deux postes de dépenses cités en priorité par les jeunes, les moins favorisés y voyant aussi une avance sur l’avenir à ne pas gaspiller, une sorte de « poire pour la soif ». Mais on ne sait pas à ce jour quels sont les usages qui en ont été faits lors des échéances des premiers CTF en septembre 2020.