Agriculture, urbanisation, pollution… Le sol est régulièrement attaqué par l’Homme qui ne semble pas tellement s’en soucier. Pourtant, bien le traiter n’est pas forcément compliqué

Attaques, contre-attaques

d'Lëtzebuerger Land du 30.08.2024

Dans cette série, nous avons vu que le sol était à la fois vivant, indispensable, rare et fragile et que l’équilibre de notre écosystème dépend de son bon fonctionnement. Malgré la lenteur de sa création, quelques dixièmes de millimètres par an seulement, nous sommes très loin de le considérer avec les égards qu’il mérite. Retrouvons David Porco, biologiste et chercheur au Musée national d’histoire naturelle pour poursuivre ces observations sur l’état des sols et la manière de les traiter.

Une étude menée en 2020 par l’Union européenne a annoncé que soixante à 70 pour cent des sols européens se trouvaient en mauvais état. La Commission faisait remarquer que les sols dégradés étaient des facteurs déterminants dans les crises environnementales actuelles (climatique et biodiversité) et estimait qu’ils coûtaient à l’UE au moins cinquante 50 milliards d’euros par an. « Les données utilisées dans cette étude ne sont pas spatialement homogènes à l’échelle européenne, ce qui rend la photo globale floue, reconnaît David Porco. Mais des faisceaux solides convergent. Même avec cette imprécision, on peut tabler sur une dégradation d’une nature ou d’une autre, voire de plusieurs, pour la majorité des sols en Europe. »

Le mauvais état des sols s’explique par de nombreux facteurs. David Porco cite « la contamination par les engrais utilisés en excès, le taux de carbone ou de matière organique très bas dans les sols agricoles céréaliers, les niveaux d’érosion par l’eau et le vent favorisés par la non-couverture des sols, la compaction des sols à cause des passages répétés de machines trop lourdes (ce qui détruit la structure des sols en l’écrasant, l’eau ne s’infiltre alors plus correctement, ruisselle en surface et aggrave l’érosion). Ou encore la contamination par des polluants, l’imperméabilisation via l’urbanisation, l’assèchement et l’exploitation des tourbières ou la salinisation due, par exemple, aux irrigations trop importantes, à des séquelles d’activités minières ou à l’irrigation avec des nappes saumâtres. »

David Porco regrette que le rapport n’évoque pas les impacts de la dégradation des sols sur la biodiversité. « Les auteurs reconnaissent eux-mêmes ce manque. Si la littérature scientifique est pleine d’exemples ponctuels, on manque encore d’une quantification systématique au niveau des parcelles et qui serait appliquée à grande échelle. » Le biologiste relève que si un tel indicateur n’existe pas à l’échelle européenne, « c’est que certains acteurs à chacun des niveaux nationaux en redoutent les résultats. »

Ainsi, au Luxembourg, la situation est en demi-teinte. « La moitié des terres du Grand-Duché sont consacrées à l’agriculture et, parmi elles, 52 pour cent sont utilisées comme prairies et pâturage, donc préservées de la plupart des atteintes graves. Le problème est la fertilisation massive de certaines prairies maigres, qui entraîne un appauvrissement de la flore. Les détails des impacts sur la vie des sols et les fonctions essentielles qu’ils remplissent ne sont pas connus. » Faute d’études.

Les terres cultivées pour les céréales à destination humaine (blé, orge) et les cultures de fourrage (maïs) représentent 47 pour cent des terres agricoles. Celles-là sont plus problématiques. « L’un des risques les plus importants est l’érosion à l’œuvre quand les sols sont laissés nus, sans végétation, souvent après un labour. Cette la pratique est en elle-même questionnable, car elle détruit directement (par son action physique) et indirectement (en favorisant la décomposition rapide de la matière organique, véritable ciment des sols) la structure du sol. » David Porco explique que dans les espaces naturels, les sols ne sont jamais nus. « Les plantes, mousses ou lichens, ainsi que la litière qui en est issue représentent une protection, à l’image de notre épiderme. Sans cette couche protectrice, le sol est raboté par le passage de l’eau qui ruisselle en surface lors des pluies. Cette érosion peut emporter une portion significative des couches superficielles du sol, qui sont aussi les plus fertiles et riches en biodiversité. »

Des solutions simples

Des solutions existent et elles sont plutôt simples à appliquer. L’implantation d’un couvert permanent à base de légumineuses fourragères (luzerne, trèfle, vesce…) produit d’excellents résultats. « Il permet le fonctionnement continu du sol avec une entrée de carbone et d’énergie solaire, avec en bonus la fixation de l’azote atmosphérique grâce à des bactéries symbiotiques des légumineuses utilisées dans ces couverts », explique le biologiste. Il cite en exemple le Brésil, où ces pratiques sont appliquées sur de très grandes surfaces et « ont montré leur efficacité pour la réduction massive des pesticides et des fertilisants utilisés. Cela offre un niveau de rentabilité supérieur pour les agriculteurs, un meilleur fonctionnement des sols et moins de problèmes sanitaires. Des essais sont en cours au Luxembourg. »

Pour comprendre l’impact de l’agriculture, il faut saisir qu’elle suppose « l’extraction de beaucoup d’éléments du sol en vue de les consommer. Il faut penser un retour équivalent vers les sols pour maintenir leur fonctionnement et donc la production. » Les engrais (fumiers animaux et fertilisants minéraux) sont là pour compenser ces prélèvements. L’épandage de produits phytosanitaires sur les terres cultivées ne rend pas service aux sols. « L’application de pesticides (herbicides, insecticides, fongicides) appauvrit le compartiment vivant, affirme le David Porco. Des travaux de recherche ont souligné leurs effets négatifs pour les populations de vers de terre, ainsi que les bactéries qui se développent dans leur tube digestif. »

Les fongicides sont dévastateurs sur les champignons mycorhiziens dont on a vu à quel point ils rendaient service aux plantes. « Ces impacts vont amoindrir voire inhiber certaines fonctions que l’on devra ensuite remplacer artificiellement à grands frais. En labourant et en arrosant les sols de pesticides, on diminue leur capacité à retenir des nutriments que l’on sera obligé de ramener sous forme d’engrais minéraux par la suite. Il faut également souligner les effets négatifs des pesticides sur la santé humaine, et en premier lieu sur la santé de ceux qui les utilisent. »

Le bâti en cause

L’agriculture n’est pas l’unique cause de la dégradation des sols, loin de là. L’urbanisation en est une autre. Elle est responsable de l’artificialisation des sols, qui peut aller jusqu’à son imperméabilisation. On parle de ce phénomène lorsque l’on construit des bâtiments ou des routes sur des terres arables, en arrachant la couche supérieure du sol. Ce faisant, « on oblitère localement le fonctionnement des sols et on augmente le ruissellement des eaux de pluie, multipliant les risques d’inondations et aggravant l’érosion. C’est une atteinte directe et presque définitive sur des sols parfois de haute valeur agronomique. »

L’exemple du datacenter envisagé par Google à Bissen sur 33 hectares de terres arables est frappant. « Son utilité est discutable, au contraire de celles des terres arables, qui pourraient produire des centaines de tonnes de céréales, avance David Porco. En période d’incertitudes géopolitiques sur la stabilité des chaines d’approvisionnement de ces denrées et donc de leur prix, on serait sans doute bien inspiré de préserver les sols qui peuvent produire chez nous… L’artificialisation est sans retour, il est donc crucial de prendre en compte la qualité des terres qui vont être sacrifiées mais aussi l’utilité des équipements pour lesquels ces sacrifices sont consentis. »

Les pollutions industrielles ont également de lourdes conséquences sur les sols. Le pire, « c’est l’extraction minière qui détruit ponctuellement, pour longtemps et dans un rayon important à cause des fuites inévitables des déchets d’exploitation et des tonnes de solvants utilisés pour l’extraction. » Paradoxalement, on a de plus en plus besoin de mines pour relever le défi de l’électrification et mener à bien la nécessaire transition énergétique. « Elles devraient être surveillées de près, car les contaminations des sols seront difficiles à éviter et longues à évincer. »

Si la situation est grave, elle n’est pas désespérée « quand on regarde les choses de près et que l’on considère ces atteintes suivant des échelles de temps et de surface ». Premièrement, le temps. Les sols que l’on pourra guérir le plus vite seront les sols agricoles. La pratique du couvert permanent offre des résultats probants en quelques années seulement. Pour les sols artificialisés ou pollués par l’industrie, en revanche, « on ne sait ni quand ni comment ils se remettront. Seules leurs limitations pourraient donner des résultats à échelle de temps humain. » L’échelle de surface peut également être favorable. « L’emprise des surfaces agricoles est bien plus importante que celle des excroissances urbaines ou que des exploitations minières. Donc les progrès qui auraient les impacts les plus importants sont à portée de main et on pourrait en profiter de notre vivant ! », affirme David Porco.

Piège à carbone

Par sa capacité à piéger le carbone, le sol joue également un rôle dans l’évolution du climat. L’initiative « 4 pour 1 000 », lancée par la France lors de la COP21, propose de mettre en place des pratiques agriculturales permettant de stocker davantage de carbone dans le sol en accroissant leur couverture, en utilisant la technique du couvert permanent sans labours ou en développant les haies et l’agroforesterie... « C’est une bonne idée qui, sur le papier, permettrait de stocker l’équivalent des émissions humaines, indique David Porco. Mais, même en fonctionnement optimal, il y a une limite à ce que les sols peuvent fixer en termes de matière organique. Tous les types de sols ne sont pas égaux. Les températures jouent aussi un rôle : plus elles augmentent, comme c’est la tendance, et plus le compartiment microbien sera actif et dégradera efficacement la matière organique, déstockant ainsi une partie du carbone. »

Ces propositions sont bonnes à prendre, d’autant que la remise en état des sols permettra non seulement d’augmenter les rendements agricoles, mais aussi de redonner au sol sa capacité à purifier l’eau, souligne le biologiste. Mais il ne faut pas les considérer comme la panacée, « elles ne nous exonéreront jamais du changement de nos modes de vie pour limiter massivement les émissions de carbone qui en découlent. »

Petit pays, le Luxembourg pourrait, s’il s’en donnait les moyens, être un leader dans le développement de ces pratiques de régénération des sols. On l’a vu lors de l’éphémère interdiction du glyphosate, qui participe de ces efforts et qui a été plutôt bien vécu par les agriculteurs et les viticulteurs. Grâce à une bonne préparation en amont avec l’ensemble de la profession, des solutions ont été trouvées pour pouvoir se passer de cet herbicide. Alors, pourquoi ne pas continuer dans le même sens, étant donné que l’urgence est parfaitement documentée et que des spécialistes sont sur place prêts à s’y atteler ?

Erwan Nonet
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