Le biologiste du Musée national d’histoire naturelle, David Porco nous explique à quel point le sol est un organisme vivant complexe, sans lequel nous n’existerions pas

Ce sol d’où naît la vie

d'Lëtzebuerger Land du 23.08.2024

Au long des articles précédents, nous avons approché la thématique du sol sous l’angle de l’agriculture. Il s’agissait de trois perspectives subjectives, que nous espérons évocatrices, mais notre ambition n’est pas d’embrasser l’ensemble du sujet tant ses problématiques sont vastes et complexes. À la mi-temps de cette série, le temps est venu de nous poser la question du sol sous son angle biologique. Car, au fond, tout part de là.

Nous devons ici remercier David Porco, chercheur au Musée national d’histoire naturelle, de nous avoir éclairé avec beaucoup d’enthousiasme. Il faut rappeler le rôle extrêmement important porté par ce musée pour le développement des sciences naturalistes au Luxembourg. Le musée a embrassé cette mission à bras le corps en réunissant passionnés amateurs et chercheurs (souvent jeunes, Luxembourgeois ou pas), notamment sous le statut de collaborateur scientifique. Ceux-ci travaillent fréquemment en partenariat avec des instituts de recherche à l’étranger et la pertinence scientifique de leur propos est indiscutable. Les publications de leurs recherches dans de grandes revues dont les textes ont été évalués par des pairs (Nature, par exemple) sont la preuve de leur sérieux.

David Porco est biologiste des sols et généticien. Il travaille actuellement sur un inventaire génétique de la faune des vers de terre sur les marnes du Guttland en collaboration avec Anne Zangerlé (Administration des services techniques de l’agriculture), spécialiste de ces animaux dont l’activité est primordiale pour le fonctionnement des sols. « Je mène aussi d’autres projets comme l’élucidation du microbiote d’une nouvelle espèce de vers de terre découverte récemment au Grand-Duché avec Paul Wilmes de l’université de Luxembourg et la détection, via les traces d’ADN que laissent dans les sols, des vers plats invasifs en provenance de l’hémisphère sud, qui sont des prédateurs potentiels des vers de terre européens en collaboration avec Jean-Lou Justine spécialiste du groupe au Museum d’histoire naturelle de Paris. » David Porco collabore également avec le CELL (Center for ecological learning Luxembourg), pour lequel il donne des conférences sur le sol dans les communes.

Quelques dixièmes de millimètres par an

Que nous apprend-il ? « Les sols sont situés sur la partie la plus externe de la boule de roche sur laquelle nous vivons. Ce sont des interfaces entre l’air, le minéral et l’eau présents dans la majorité des écosystèmes terrestres. Ils sont la résultante des interactions complexes entre une phase minérale issue de la roche dégradée sur laquelle ils se forment et la phase organique issue des organismes qui vont coloniser cette ‘poudre de roche’, y vivre et y mourir. La matière organique des organismes morts va ensuite se complexer avec la poudre de roche initiale. »

Ce sol qui nous parait insignifiant tellement sa présence nous semble évidente est en fait extrêmement rare. Son mécanisme de création est le fruit de nombreuses interactions fragiles et lentes. « La formation des sols est un processus qui peut prendre des millénaires, détaille David Porco. Les sols européens sont âgés d’environ 10 000 ans, il ne s’en crée que quelques dixièmes de millimètres par an. »

Le chercheur poursuit en expliquant qu’un sol s’épaissit en vieillissant, la croissance se faisant par les couches supérieures qui reçoivent et accumulent de la matière organique. « À conditions climatiques égales, plus un sol est ancien et plus il sera profond. Mais les rythmes sont très différents en fonction de l’endroit où l’on se trouve. Ainsi, les sols européens peuvent mesurer quelques mètres d’épaisseur, alors qu’en milieu tropical, ils peuvent atteindre jusqu’à plusieurs dizaines de mètres. »

Cette rareté interpelle. Aussi, notre indifférence à le respecter comme une indispensable source de vie pourrait générer de graves conséquences. « Les sols ne sont pas des ressources renouvelables à l’échelle de temps humaines, insiste-t-il. Par contraste, la vitesse à laquelle nous les abîmons ou nous les laissons s’éroder est beaucoup plus rapide. La soutenabilité de notre utilisation des sols est donc un problème central. »

Le sol est précieux, car il est vivant. Et même bien plus qu’on ne le croit. « Un sol naît grâce à l’association intime entre matière organique et minérale, qui est indissociable des organismes qui y vivent et interagissent entre eux et avec celle-ci. Parmi ces organismes, on peut citer, entre autres, les bactéries, les champignons, les insectes, les vers, mais aussi les plantes dont l’intervention de la partie racinaire est un constituant essentiel des sols. »

Dans une pincée de sol

La diversité de ces organismes, mais aussi leur biomasse est considérable. La raison première est la nature même de ce milieu, dense et volumineux, qui permet la constitution de multitudes de micro-habitats. Mais le sol se trouve être également le compartiment sur Terre qui a la primeur des ressources en carbone et en énergie captée par les plantes, ressources qui sont à la base du fonctionnement de tous les écosystèmes de la planète.

« Une seule pincée de sol peut contenir des milliers de microalgues, de champignons, de protozoaires (animaux unicellulaires), ainsi que plus d’un milliard de bactéries, détaille David Porco. La diversité incluse dans cette même pincée se compte en milliers d’espèces, soit des valeurs comparables, voire supérieures, au nombre total d’espèces de mammifères décrites sur la planète (environ 5 000). De même pour les organismes à plus grande échelle, comme les vers de terre, qui peuvent atteindre une densité de 400 individus par mètre carré. La biomasse racinaire représente, elle, 25 pour cent de la biomasse végétale qui est, elle-même, de très loin la première dans les écosystèmes terrestres.  Les sols contiennent donc une portion majeure de la biodiversité, de la biomasse et donc du fonctionnement des écosystèmes terrestres. »

La manière dont cette incroyable richesse environnementale interagit avec son milieu a fait l’objet d’études récentes dont les résultats ont démontré l’existence de processus complexes et passionnants, mettant en lumière une collaboration étonnante entre les espèces. « Pour expliquer cette extraordinaire diversité et le fonctionnement de ce compartiment crucial des écosystèmes terrestres, il faut partir des plantes, car c’est par elles, via la photosynthèse, que l’énergie solaire et le carbone atmosphérique sont captés puis injectés dans les sols et donc dans les écosystèmes. » Les plantes, seuls points d’entrée de ces éléments dans le système, vont alors en injecter une fraction relativement importante dans les sols au niveau de leurs racines de façon à attirer et/ou communiquer avec des organismes bénéfiques à leur survie.

« C’est par exemple le cas de champignons mycorhiziens qui, après un dialogue avec les racines de la plante sous forme d’un échange de signaux chimiques, vont rentrer en symbiose avec celle-ci. Le champignon va alors chercher des éléments qui seraient restés inaccessibles pour la plante, comme de l’eau trop fortement accrochée aux particules du sol et des minéraux tels que le phosphore. En échange, celui-ci recevra de la plante du carbone et de l’énergie sous forme de sucre. De plus, le champignon défendra la plante contre l’infection de pathogènes. »

Ces échanges ne sont pas rares. Ils sont même la norme puisque 90 pour cent des plantes profitent d’une telle symbiose. « Ces injections de carbone et d’énergie par la plante attirent également d’autres organismes, qui sans réaliser de symbiose avec elle, vont lui être bénéfiques soit en limitant l’accès aux racines à des parasites pathogènes ou prédateurs à la racine, soit en apportant des nutriments via leurs déjections. »

Les plantes interagissent avec le sol même lorsqu’elles meurent ou perdent des parties d’elle-même, tant au niveau des racines que des feuilles, tiges ou branches qu’elles laissent à la surface. Ces apports sont autant d’arrivée de carbone et d’énergie dans le système. On le voit bien avec la décomposition des feuilles et du bois en forêt : on a tout un cortège d’organismes qui se relaient pour décomposer cette matière organique : cloportes, mille-pattes, larves d’insectes, acariens, collemboles, vers de terre… et bien sûr bactéries et champignons, ces derniers étant les seuls à pouvoir dégrader le bois.

Une chaîne fragile

Alors que la vie grouille dans cet univers en décomposition, il est logique de pouvoir observer tout un cortège de prédateurs et parasites qui viennent en profiter en faisant des décomposeurs leurs proies. « Cette dégradation, par décomposition, prédation et parasitisme permet de faire retourner les éléments minéraux au sol et donc aux plantes, mais aussi d’initier la formation de l’humus, composé crucial pour la fertilité des sols. »

L’Homme est lui-même un maillon de cette chaîne, mais un maillon qui brise le cycle en court-circuitant le retour final des éléments minéraux au sol. « Nous préférons, par l’intermédiaire de nos toilettes, les rejeter massivement dans de l’eau douce que nous devons ensuite retraiter pour l’assainir, un processus à la fois coûteux et énergivore ».

À travers cette découverte du sol, on comprend donc que sa seule fonction n’est pas de nous porter, loin de là. « Ses services écosystémiques, c’est-à-dire ceux qu’il rend aux sociétés humaines, sont très nombreux, relève David Porco. Il produit la biomasse végétale qui nous nourrit, fixe le carbone régulant ainsi le climat, et permet aussi la production d’aliments ou de fibres. Il recycle également la matière organique, ce qui remet dans le circuit du vivant les nutriments pour les végétaux et indirectement pour les animaux qui les consomment. Si cette fonction cruciale était perdue, nous finirions ensevelis sous l’accumulation de végétaux, d’animaux morts, mais aussi de leurs déjections, et des nôtres. »

Sans sol, nous n’aurions pas non plus d’eau potable, car il agit comme un « gigantesque et très complexe filtre physique et biologique, qui peut réduire voire supprimer la présence de nombreux contaminants et pathogènes ».

Bref, le sol est précieux non seulement parce qu’il est indispensable à la vie, mais aussi parce qu’il est rare et fragile. Or il se trouve que l’Homme le maltraite par ignorance sans doute et par paresse surtout. Ces vertus étant désormais parfaitement connues, l’argument de la naïveté ne tient plus. Il reste alors le cynisme, mais il serait trop facile d’y succomber.

Erwan Nonet
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