Le projet d’individualisation des droits à la pension est un plat froid et vient d’être réchauffé par Jean-Claude Juncker lors de sa déclaration sur l’état de la nation le 22 mai au parlement. Le Premier ministre a promis que le gouvernement ferait du concret – après avoir recherché en vain la solution idéale pendant trente ans qui permettrait de régler le splitting par le biais des mécanismes de la sécurité sociale. La solution n’est pas évidente. Le gouvernement doit patauger entre les différents régimes de pension et le taux élevé de frontaliers. Mais il y a de l’espoir, annonça-t-il, en refilant la patate chaude au juge en charge de prononcer les divorces. Celui-ci devra déterminer la dette en matière de pension par rapport au conjoint. Concrètement, cette obligation de paiement devra être considérée comme prioritaire soit par une reconstitution directe des droits à la pension, soit par le règlement progressif de la dette.
L’idée n’est pas nouvelle. L’année dernière déjà, le ministre de la Sécurité sociale Mars Di Bartolomeo (LSAP) avait saisi le parlement d’une initiative de partage des droits à la pension accumulés pendant la période du mariage pour améliorer le sort des personnes divorcées qui n’ont pas de carrière d’assurance complète (d’Land, 09/07). « La conclusion en est que le splitting obligatoire crée plus de problèmes qu’il n’en résout, précise le ministre, c’est la raison pour laquelle nous avons adopté l’approche pragmatique de laisser décider le juge en fonction de la situation financière d’un couple. L’avantage est que les droits dérivés comme la pension de veuve ne sont pas touchés. »
Aux experts du ministère de la Justice et de la Sécurité sociale d’élaborer les amendements nécessaires au projet de loi sur la réforme du divorce – le texte a été déposé en mai 2003 au parlement. « Les puristes sont d’avis que cette question doit être réglée dans le cadre de la sécurité sociale, mais l’idée de faire trancher le juge permet aussi de considérer la situation financière spécifique du ménage, » se justifie le ministre socialiste. Le montant fixé par le magistrat dépendra de la fortune personnelle du conjoint qui a arrêté de travailler et de cotiser pour s’occuper du ménage et/ou des enfants. Le droit à une pension deviendra donc tributaire de la situation de nécessité dans laquelle la personne peut se retrouver.
« S’il y a de grands déséquilibres dans un couple, le juge devra trancher, ajoute Mars Di Bartolomeo, le droit à la pension est placé sur un pied d’égalité avec les autres biens à partager. Il s’agit d’une solution transitoire qui ne pourra d’ailleurs être appliquée de façon rétroactive. »
Or, le Conseil national des femmes (CNFL) avait déjà mis en garde contre la tendance à vouloir faire régler la question des pensions au cas par cas dans le cadre d’une procédure de divorce. Selon lui, il est dangereux d’en faire une matière à négociation et le risque que l’ex-conjoint se dérobe de ses obligations est réel – le recouvrement parfois difficile des pensions alimentaires en est la preuve. On s’imagine les scènes devant le juge qui devra trancher si l’épouse au foyer a été assez assidue pour mériter une pension ou si elle n’a fait que « coincer la bulle » tandis que le mari « s’est cassé le dos au travail » pour subvenir aux besoins de « sa bourgeoise ».
Dans un deuxième temps, le ministre voudrait imposer le principe que chaque personne doit continuer à cotiser, quelle que soit sa situation. « Toutes les mesures prises depuis une vingtaine d’années vont dans cette direction-là, ajoute-t-il, que ce soient les années bébés, le congé parental, les périodes de stages ou de formation – l’État finance les cotisations pendant ces périodes pour éviter les lacunes dans les carrières. Il faut amener chacun à se constituer ses propres droits à la pension. » C’est la raison pour laquelle le ministre proposera au gouvernement, lors des prochaines discussions budgétaires, de financer la part patronale des cotisations pour les personnes qui ont choisi d’arrêter de travailler pour se consacrer à l’éducation de leurs enfants. « L’avantage par rapport au saupoudrage financier d’une Mammerent est de cibler les personnes qui font une pause carrière. Ce financement est clairement lié à une tâche éducative pendant une certaine période, précise-t-il, il ne s’agit pas d’un salaire pour femmes au foyer, mais d’une reconnaissance du travail éducatif. Si d’un côté, le gouvernement compte introduire la gratuité des structures d’accueil pour les enfants, il devra aussi tenir compte de ceux qui choisissent de ne pas en profiter. » Mais toutes les modalités ne sont pas encore définies comme la durée du financement – jusqu’à la scolarisation des enfants ou au-delà, à temps partiel ou complet, sur base du RMG ou du salaire ? À part le grand principe, les questions fondamentales pratiques sont encore en suspens et il est difficile de s’imaginer que les calculs seront prêts pour le prochain budget, comme l’espère pourtant Mars Di Bartolomeo.
Cette année-ci, le ministre compte lancer une campagne de sensibilisation avec le CNFL pour inciter les personnes à ne pas arrêter de cotiser. Créer des droits directs indépendants de tout lien marital est sans doute une question de bon sens, mais à quel prix ? « S’il fallait tout réinventer, il est clair que l’individualisation serait une évidence, » conclut Mars Di Bartolomeo. Mais nous en sommes encore loin. Le système actuel de la sécurité sociale est adapté à un modèle sociétal dépassé, dans lequel le divorce et les naissances hors mariage sont l’exception. Or, plus de la moitié des couples mariés ne tiennent pas et 1 500 enfants sur 5 400 sont nés hors mariage en 2005. Les avantages qui découlent du statut matrimonial sont périmés.
C’est la raison pour laquelle l’Administration des contributions directes a élaboré une note en vue de l’imposition individuelle des époux – elle a aussi été annoncée par le Premier ministre lors du débat sur l’état de la nation. Or, aucune indication politique n’a été formulée en tant que prémisse, ce qui a rendu la tâche très complexe. Les experts de l’administration ont donc dû se contenter de tracer une esquisse, de donner des pistes qui pourront servir à discussion au parlement.
Car le système d’imposition actuel est construit de telle façon, qu’un calcul individuel aurait des conséquences négatives sur beaucoup de personnes, notamment mariées, profitant des dispositions favorables liées à leur statut. Avec à la clé une levée de boucliers en cas de changement radical du système d’imposition.
C’est pourquoi le directeur de l’Administration Guy Heintz propose quatre étapes. Le principe de solidarité serait aboli en tout premier lieu – le recouvrement forcé des impôts ne pourra alors plus toucher le conjoint qui doit payer les dettes accumulées par l’autre quand celui-ci s’est défilé. La deuxième étape concerne le calcul d’un taux unique pour l’impôt sur le revenu et la solution du problème lié à la deuxième fiche de retenue d’impôts dans un ménage. Le troisième point concerne l’option imposition collective permettant une période de transition avant d’arriver à la quatrième étape – l’imposition individuelle.
Mais ces chamboulements nécessiteront une bonne dose de courage politique, car tout le système d’imposition est truffé de petits bonus, de crédits d’impôts ou de possibilités de déduction (abattements) qui rendront un revirement très difficile. C’est sans doute la raison pour laquelle le gouvernement mise de plus en plus sur le crédit d’impôt. L’Administration considère les situations familiales différentes dont la politique devrait tenir compte et moduler la charge fiscale : les couples mariés avec et sans enfants, couples célibataires avec et sans enfants, célibataires mono-parentaux, célibataires sans enfants ou se partageant la garde ou ayant un droit de visite, les personnes âgées, les jeunes ayant quitté l’hôtel maman etc. Avec une imposition individuelle à la clé qui serait modulée par des abattements spéciaux selon le mode de vie. « Il est évident que le pouvoir politique devra prendre les décisions quant à l’importance des différents abattements qui devraient rester assez modestes pour ne pas encourager les gens à faire leur choix de vie en fonction des abattements fiscaux », conclut l’Administration.
Les deux réformes – individualisation des droits à la pension et individualisation de la charge fiscale – sont complémentaires, car la classe d’impôt 2 favorise actuellement les personnes mariées dont un des partenaires n’a aucun revenu, ainsi que les personnes bénéficiant individuellement de la classe 2 (par exemple les frontaliers mariés dont le conjoint ne travaille pas au Luxembourg et dont le salaire est imposé au pays de résidence). Il favorise aussi les couples mariés sans enfants par rapport aux couples qui ne sont ni mariés, ni parents – jusqu’à la retraite où ces personnes se retrouvent dans la même classe d’impôts que les célibataires avec enfants.
Faire son choix de vie sans l’influence du cadeau nuptial offert par l’État reste jusqu’ici un véritable luxe.