Confier ses plus sombres secrets à l’inconnu le plus total est certes une situation récurrente au théâtre ou encore au cinéma, mais en plaçant cette action dans l’ultra-réalité du Luxembourg actuel et de son affairisme, c’est un portrait au vitriol de ce secteur culturellement trop peu exploité que propose Ian De Toffoli avec Tiamat, présenté en ce moment au Théâtre du Centaure, en co-production avec le Nest de Thionville.
Quartier Belair, minuit passé. Un homme seul, en costume de travail, rentre dans un petit bar, le seul du coin encore ouvert à cette heure... Quelques verres vides sur les tables, les lumières de la nuit à travers le rideau sans âge et la musique portugaise qui grésille encore indiquent à l’individu en question que c’est bien là qu’il va pouvoir étancher sa soif de bière et assouvir son besoin de confidences. Il est lourd, pédant, parle bien trop d’argent et utilise l’interjection « l’ami » à l’encontre du barman de manière condescendante et décomplexée. Il estime que le Grand-Duché n’est pas son pays, il est cependant venu y faire carrière et s’y est installé en homme qu’il estime accompli, comme tant de ses compatriotes venus da la Vallée des Anges, là où « tout est gris », quelques kilomètres derrière la frontière française. Ce soir-là, il ne peut pas rentrer chez lui, auprès de sa femme. On imagine vite que c’est à cause d’une de ses nombreuses virées dans un bordel belge quelconque, à propos desquelles il livre sans vergogne les détails les plus sordides, mais l’histoire va s’avérer bien plus rocambolesque...
Car si cet avocat d’affaires archétypique est bel et bien un gentil beauf qui a réussi, c’est en fait une histoire de trafic d’art qui va changer sa vie : quelques heures auparavant, alors qu’il a travaillé pendant de longues semaines sur la création de faux papiers d’identification pour une série d’objets d’arts antiques du Moyen-Orient, il a enfin pu contempler, aux côtés de l’acheteur, la collection d’artefacts. Parmi ceux-ci, une statuette reptilienne le bouleverse complètement, au point qu’il en propose l’achat immédiat, refusé sans ménagement par le collectionneur. Il s’agit d’une représentation de la déesse mésopotamienne Tiamat et qu’à cela ne tienne, il n’a pas dit son dernier mot...
On retrouve dans ce texte du Ian De Toffoli concentré, avec cette patte qui caractérise souvent ses écrits : des phrases longues, cumulatives et rythmées, des critiques à la mitraillette, qui assènent coup sur coup aux clichés bien réels du microcosme luxembourgeois, n’en laissant qu’un résidu poisseux et cynique, du sexe cru mais pas vulgaire, simplement dénué de tout filtre romantique dans la bouche de cet avocat sans nom incarné par l’excellent Valéry Plancke. Seul en scène, le regard affolé entre confusion et lubricité, il convainc sans difficulté, comme s’il avait été lui-même ce mystérieux personnage. La mise en scène de Jean Boillot et la scénographie de Laurence Villerot tombent tout aussi juste : on a envie d’y être, dans ce café au logo de lézard, d’y écouter la Casa Portuguesa d’Amàlia Rodrigues tard le soir et d’être une oreille de plus tendue, cette nuit-là, vers celui qui s’est enrichi aux dépens des autres.
Comme l’a souhaité l’auteur et malgré une courte baisse d’énergie lors d’un passage particulièrement explicatif, qui vulgarise les spécificités du port franc local, Tiamat est un monologue théâtral qui fait de la force du verbe sa vraie force d’action. Tantôt dans une logorrhée verbale, tantôt dans un moment plus retenu, plus ressenti, celui qui est tombé en amour devant une statuette vieille de plusieurs millénaires livre tout ou presque de lui, son ambition, son indifférence, ses fantasmes et ceux déjà réalisés, son obsession pour cette déesse babylonienne... Ce qui lui semble être des heures de confessions passe à une vitesse éclair, et on finit par avoir envie de le retenir, ce malotru, pour en savoir plus, pour en apprendre encore lorsqu’il prend congé de « l’ami » qui ne lui aura finalement jamais servi cette bière trappiste dont il avait tant soif...