Les pays asiatiques et la guerre en Ukraine

L’ordre international libéral mis en cause

d'Lëtzebuerger Land vom 06.01.2023

L’agression non provoquée et illégale que la Russie mène en Ukraine est également reconnue en Asie comme la guerre la plus dévastatrice sur le sol européen depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale avec des implications majeures sur la sécurité alimentaire et énergétique. Les pays asiatiques souffrent tous d’une inflation plus élevée à un moment crucial où ils sortent enfin de la pandémie mondiale.

Pourtant, leurs réactions diffèrent, principalement en fonction de leurs systèmes politiques et économiques et de leurs alliances traditionnelles, ce qui les empêchent de s’aligner sur l’Occident et l’ordre mondial libéral international, tel qu’il a été créé sous la direction des États-Unis. (Le Japon et la Corée du Sud ne sont pas couverts dans cet article car ils appartiennent en quelque sorte au « global West », bien que géographiquement en Extrême-Orient.) Alors que les pays asiatiques ne soutiennent pas l’agression russe en tant que telle, car elle va à l’encontre de tous les principes qui leurs sont chers, comme le respect du droit international, l’inviolabilité des frontières, la souveraineté nationale et de l’intégrité territoriale, ils ne sont pourtant pas prêts à suivre l’appel du président Biden à redéfinir la démocratie pour lutter contre l’autoritarisme.

Tout d’abord, ces pays ne sont pas des démocraties libérales avec un réel multipartisme, basées sur les droits humains, conçues et promues par l’Occident ; l’Inde et l’Indonésie s’en rapprochent probablement le plus. Ils sont plutôt adeptes d’une approche communautaire, assimilée aux « valeurs asiatiques », et maintiennent des fortes réserves contre les droits individuels, dont plus particulièrement les droits sexuels et reproductifs, y inclus LGBT. Ils entretiennent des ressentiments contre l’hégémonisme occidental, notamment américain et anglo-saxon, mais aussi européen, souvent influencés par l’histoire coloniale, ce qui ne les empêche pas de s’engager pour un multilatéralisme ouvert des échanges commerciaux et des investissements qui leur confère un avantage concurrentiel, notamment en Asie du Sud-Est qui connaît une croissance économique forte avec une population jeune.

Quelques jours à peine avant le début des hostilités, la Chine et la Russie ont déclaré leur « partenariat sans limite », et la Chine s’est abstenue de dénoncer la Russie, même si l’agression est en contradiction flagrante avec les principes de coexistence pacifique qui ont si longtemps été la pierre angulaire de la politique étrangère chinoise. La Chine est allée jusqu’à adopter la position que l’élargissement de l’Otan a menacé la sécurité de la Russie. Elle continue de plaider pour la fin des hostilités et un règlement diplomatique, mais elle refuse de jouer un rôle significatif dans ce sens. En attendant, il n’est pas clair si Poutine a dévoilé toute la vérité sur ses intentions à Xi Jinping lors de leur rencontre en marge des Jeux olympiques à Pékin.

Même après le 20e congrès du Parti et la consolidation de l’emprise de Xi Jinping sur le pouvoir, les discussions internes au sein de l’armée, du Parti et du gouvernement chinois n’ont probablement pas abouti à une évaluation finale. Xi doit constamment réévaluer la situation face à un Poutine de plus en plus isolé sur la scène internationale, et une évolution incertaine sur le champ de bataille. Puis, il y a encore Taiwan.

Bien que Taïwan ne soit pas l’Ukraine, et les perspectives sont différentes, la comparaison s’impose, d’autant plus que Xi s’est éloigné de la position prudente de Deng Xiaoping qui tenait à laisser la solution de la question aux générations futures. Xi n’a laissé aucun doute sur le fait qu’il considère que le moment est venu de régler l’affaire et s’est dit prêt à recourir à la force s’il le juge nécessaire. Il ne fait aucun doute que le renforcement militaire de la Chine sert tout d’abord cet objectif à côté de l’affirmation de la présence en Mer de Chine méridionale.

Selon une enquête sur les médias sociaux en Chine, réalisée par l’Université de Tartu, en Estonie, différentes attitudes à l’égard de la guerre ont été identifiées. Alors que certains considèrent que « Poutine le Grand » et la puissante armée russe ne perdront pas la guerre, d’autres commencent à avoir leurs doutes et ont même peur d’une Russie potentiellement dangereuse. Rappelons que les deux géants n’ont pas toujours partagé l’idée « d’un avenir de prospérité commune » et ont connu leurs confrontations militaires sur des territoires au nord de l’Extrême-Orient. Pourtant, conformément à l’histoire des « Trois Royaumes », deux royaumes s’associent pour vaincre le troisième, et la Chine préfère s’allier avec la Russie, pour combattre les États-Unis hégémoniques. Enfin, d’autres considèrent le danger d’être trop étroitement associé à une Russie défaillante pourrait exposer la Chine face à son ennemi historique du 20e siècle, le Japon.

L’Inde, pour sa part, a toujours compté sur les armes de la Russie, dont elle a été l’ami et l’allié de longue date. En adversité permanente avec le Pakistan, elle entretient également des relations difficiles avec son antagoniste perpétuel, la Chine. À une époque où l’Occident, et surtout les États-Unis, essaie d’attirer l’Inde dans son camp, celle-ci défend jalousement sa propre voie, tout en déclarant à Poutine que « ce n’est pas le moment de faire la guerre ». A ce titre, l’Inde a joué un rôle constructif lors de la récente réunion du G20 permettant de parvenir à un consensus sur la déclaration finale du sommet.

La menace nucléaire de la Russie revêt une importance particulière dans le contexte indo-pakistanais. Les deux puissances nucléaires insistent pour être reconnues comme des acteurs responsables qui ne recourraient pas à une première frappe. De surcroît l’Inde a toujours adhéré à l’idée qu’aucune charge nucléaire ne devrait être entreprise contre un État non nucléaire. Au moment où elle frappe à la porte d’un Conseil de sécurité des Nations unies réformé, elle n’a pas d’autre choix que de faire preuve d’une telle retenue et le Pakistan adopterait probablement une attitude similaire.

Les positions des États membres de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (Asean) ne font pas l’unanimité. Singapour a été le seul pays de la région à dénoncer immédiatement l’attaque russe et est allé jusqu’à imposer ses propres sanctions, arguant que sa position est conforme à sa position traditionnelle sur le respect du droit international basé sur la Charte de l’ONU. D’autres voix, plus favorables à la Chine, ont exprimé de manière critique que Singapour voulait simplement plaire aux États-Unis, après qu’elle n’avait pas été invitée au Sommet sur la démocratie, organisé par les États-Unis. L’Indonésie, la Malaisie, la Thaïlande et les Philippines étaient plus réticentes à aller aussi loin mais ont voté avec la large majorité à l’ONU. Le Vietnam, le Cambodge et le Laos ont adopté une attitude plus pro-russe honorant ainsi leur alliance avec l’Union soviétique pendant la guerre américaine et l’important approvisionnement en armes reçu à l’époque. Le Vietnam cherche un équilibre délicat : alors qu’il s’efforce de réparer ses relations avec les États-Unis et défend ses réclamations territoriales contre la Chine en Mer de Chine méridionale, il partage avec celle-ci un régime socialiste similaire. Seule la junte du Myanmar a soutenu sans réserve la Russie, reconnaissant le soutien indéfectible de cette dernière après le coup d’État contre le gouvernement civil d’Aung San Suu Kyi.

Il convient également de noter que les pays de l’Asean s’opposent fermement de devoir choisir entre les États-Unis et la Chine, comme l’a exprimé le Dr Vivian Balakrishnan, ministre des Affaires Étrangères de Singapour, dans un discours sur la pertinence de l’Asean.

Enfin, la Chine est considérée comme un compétiteur de l’ordre libéral occidental et un partenaire potentiel qui propose un autre modèle politique et économique, en prenant de nouvelles initiatives, comme la BRI (Belt and Road Initiative), ou crée de nouvelles institutions internationales, comme la Banque internationale asiatique d’infrastructure (AIIB), après qu’elle n’a pas gagné l’influence souhaitée dans d’autres institutions comme la Banque asiatique de développement (largement influencée par le Japon) ou les institutions de Bretton Woods. Selon les pays de la région, la Chine n’attache pas les mêmes conditions que l’Occident à ses investissements et s’immisce moins dans les affaires intérieures, alors que les accords bilatéraux conclus avec la Chine ne sont pas transparents et comportent d’autres clauses et pièges comme la saisie de concessions qui ne se feront remarquer qu’à un stade ultérieur, comme on l’a déjà pu observer au Sri Lanka.

Face aux atrocités et aux attaques quotidiennes contre les infrastructures civiles par l’armée russe, il est difficile de concevoir pourquoi ces pays asiatiques peinent à adopter une position plus ferme sur la question, mais comme expliqué ci-dessus, leur attitude critique envers un Occident perçu comme arrogant et la réticence de devoir adopter les concepts occidentaux sous pression est plus forte que le désir de condamner l’agresseur. Après tout, la guerre est loin et les impacts, bien que tangibles, sont moins contraignants en Asie. À l’Europe et à ses alliés de s’engager de manière significative pour chasser les fantômes du passé avec un dialogue honnête et significatif d’égal à égal, reste à voir si la nouvelle stratégie sur l’Indopacifique puisse achever cet objectif.

L’auteur, sinologue, est un ancien diplomate luxembourgeois, qui a passé l’essentiel de sa carrière en Asie et fut ambassadeur de l’UE en RDP Lao. Cet article est largement inspiré par l’atelier coorganisé par le professeur Kanti Bajpai du Centre sur l’Asie et la mondialisation, Lee Kuan Yew School of Public Policy, National University of Singapore, Mme Piret Ehin, professeure de politique comparée, et Mme Elo Süld, Directrice du Centre d’Asie, de l’Université de Tartu, Estonie, au cours duquel les ambassadeurs d’Ukraine et d’Estonie à Singapour ont également partagé leurs vues et donné de précieuses informations. Mes remerciements vont à tous qui ont permis à l’auteur de participer, y compris tous les chercheurs présents à l’atelier. Les opinions exprimées n’engagent que la responsabilité de l’auteur.

Leo Faber
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