Quand le metteur en scène Tobias Kratzer refait un coup de son invention respectueuse, intelligente et virtuose

Faust et la chevauchée de Paris

d'Lëtzebuerger Land vom 09.04.2021

Pareille initiative peut s’avérer des plus fructueuses. Confier une œuvre dont on dit qu’elle appartient au patrimoine national à quelqu’un d’un tout autre milieu ou univers. Un regard de l’extérieur. Pas besoin de remonter à Wolfgang Wagner n’hésitant pas à choquer son public allemand en donnant le Jahrhundertring à Boulez et à Chéreau. Avec le formidable (presque dans tous les sens) résultat dont on ne se lasse pas. Le mythe de Faust est bien sûr d’origine germanique, sinon de nature, mais Gounod en a fait un grand opéra français.

Retour à la case départ donc quand Stéphane Lissner avant son départ de Paris a chargé le metteur en scène allemand Tobias Kratzer d’une nouvelle mise en scène pour l’Opéra national de Paris, après Lavelli et Martinoty. En cela, pas de risque toutefois, ses Meistersinger et Götterdämmerung, à Karlsruhe, son Tannhäuser, à Bayreuth, suffisaient largement à rassurer, à espérer. Tobias Kratzer compte parmi ces metteurs en scène rares, respectueux de ce à quoi ils touchent, néanmoins inventifs ô combien, passés maîtres dans la conduite des chanteurs, et créateurs de situations et d’images qui se gravent dans la mémoire.

Le Faust de Goethe a soif de connaissances, « dass ich erkenne, was die Welt im Innersten zusammenhält ». Celui de Gounod est plus modeste, égoïste si l’on veut, carrément jouisseur : « Je veux un trésor, qui les contient tous ! Je veux la jeunesse !... À moi les plaisirs, les jeunes maîtresses ! » Pour le moment, il se satisfait d’une escort girl dont il caresse avec douceur la tête endormie, qu’il faut quand même payer. Mais nous sommes au théâtre (musical). Tobias Kratzer fait jouer la scène par un acteur (Jean-Yves Chilot), le chanteur, l’excellent Benjamin Bernheim, voix de belle souplesse, se tient à l’avant-scène, à lui de prendre la relève avec le pacte fait avec Méphistophélès (le puissant Christian Van Horn).

Et le voyage au pays des plaisirs et de la désillusion de se mettre en route, car c’est bien de cela qu’il s’agit, même si nous ne quittons pas Paris. Mais depuis le parcours du pays de Thuringe, en van Citroën, sur la colline de Bayreuth, on s’attend à toutes sortes de surprises. Voilà que les deux compères sautent par la fenêtre, c’est repris avec astuce d’une lithographie de Delacroix, Méphisto dans les airs survolant la ville. C’est ce qu’ils feront pour de vrai, Paris et ses lumières, Notre-Dame même et son incendie (comme si le Malin y avait jeté un mégot) ; ils s’engouffrent dans le métro d’un coup changé en cathédrale illuminée de ses vitraux ; ils parcourent les rues à cheval, nuit de Walpurgis toute nouvelle, ayant volé leurs montures à deux gendarmes. Des projections emportent de la sorte dans l’entrain de la musique, de l’orchestre du chef suisse Lorenzo Viotti, dans l’imagination et le rêve. Mais Tobias Kratzer n’en perd pas pour autant son assise pragmatique, réaliste, avec le terrain de basket urbain par exemple, où Valentin retrouve ses potes, avec le HLM de banlieue où vivent Marguerite et Marthe.

Marthe est une femme mûre, elle aussi assoiffée de jeunesse, de séduction ; Sylvie Brunet-Grupposo la campe avec la frénésie qui la pousse. La Marguerite d’Ermonela Jaho touche dans sa minijupe et sa marinière, par une innocence où il n’y a plus de rouet ; c’est l’iPhone, les écouteurs aux oreilles. Elle a les yeux bandés, se fera violer par Méphisto, l’échographie dans le cabinet médical révélera le diablotin qu’elle porte.

Valentin une fois tué, Florian Sempey lui donne une sorte d’animalité sympathique, il ne reste plus que le benêt Siebel (de Michèle Losier), avec son bouquet de fleurs, proie facile des acolytes de Méphisto. On est alors de retour dans l’intérieur du début, le dédoublement de Faust prend fin, Marguerite et le vieil homme à genoux par terre, mort, où est ta victoire ?

Les musiciens et les chœurs sont masqués, contraste saisissant de cette mise en scène flamboyante. De cette façon, se pliant à la réglementation (qui n’a pas empêché la ministre française de la Culture de se retrouver positive très vite après sa présence à la Bastille), se révoltant contre tout abattement, c’est porter aussi témoignage de et contre nos temps maussades.

La représentation a été filmée pour France Télévisions, retransmise sur France 5, et elle est toujours en replay sur Culturebox

Lucien Kayser
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