Musique classique

Brahms puissance six

d'Lëtzebuerger Land vom 19.03.2021

Qui a dit que la musique de chambre ne faisait guère recette ? Le 16 mars, le public venu en nombre, n’a pas boudé son plaisir, à en juger d’après l’ovation généreuse dont il a gratifié l’excellente prestation du Quatuor Belcea, augmenté de deux instrumentistes de haut vol. Mais il s’agit ici de valeurs sûres, d’artistes, qui, depuis 1994, font partie de l’élite mondiale. Ceci étant, y a-t-il plus redoutable défi pour un ensemble de musique de chambre – fût-il mythique – que de jouer, comme il l’a fait, d’affilée, s’il vous plaît, et en un seul et même concert public, deux pages majeures du même compositeur ? Seul bémol : le transfert du concert, sans doute pour des raisons sanitaires, dans le grand auditorium, alors que la salle de musique de chambre est un espace plus réduit qui crée un lien plus étroit avec le public, et dont la superbe acoustique fait ressortir plus nettement les intentions que dans une salle plus large.

Le jeune Brahms aborda le genre du sextuor avant de s’atteler à ses quatuors et quintettes. Achevé en 1860, l’op. 18 est sa première partition chambriste réellement aboutie. Aussi le succès de ce que d’aucuns se sont empressés de surnommer Frühlingssextett (tant cette page, chantant dans un climat de pure sérénité, respire pleinement le bonheur inaltéré de la jeunesse), fut-il immédiat. Corina Belcea et Axel Schacher (violons), Krzysztof Chorzelski et Tabea Zimmermann (altos), Antoine Lederlin et Jean-Guihen Queyras (violoncelles) y déploient, en même temps qu’un sens aigu du détail, une sonorité et un vibrato au-dessus de tout soupçon. Les tempos sont enlevés, les phrasés raffinés, la respiration de la polyphonie et la chaleur des timbres du meilleur aloi. Pic émotionnel de l’œuvre, l’Andante ma moderato, où l’élan irrésistible des protagonistes laisse filtrer des moments d’intense poésie et de recueillement. En un mot comme en mille : une belle leçon de musicalité.

Après une courte pause, les Belcea et consorts allaient remettre encore une couche. Le Sextuor op. 2, n° 36, composé cinq ans après le premier, témoigne des progrès accomplis par Brahms, notamment dans la maîtrise de la palette des couleurs ainsi qu’au niveau de la syntaxe, la tension contrapuntique et la liberté agogique, au lieu de se combattre, s’y nourrissant l’une l’autre. Aussi « la plus éthérée des œuvres à grande échelle de Brahms » (Donald Tovey) marque-t-elle quelque chose comme l’apogée de la première manière créatrice du fougueux et rebelle jeune compositeur. Le second sextuor tourne le dos au précédent, en ce qu’il est plus tendu et moins printanier, moins insouciant et plus automnal. Cela dit, comme dans l’op. 18, Brahms traite les six instruments tantôt comme trois groupes de deux, tantôt comme deux groupes de trois.

À l’origine de son inspiration, un événement autobiographique : le coup de foudre pour la soprano Agathe von Siebold, suivi aussitôt de la rupture avec elle, quand Johannes confie à la fiancée de ses rêves qu’ « il l’aime, mais ne supporte pas les liens ». « Je me suis libéré de mon dernier amour », confessera plus tard Brahms au violoniste Joseph Joachim, à propos de la citation, dans le thème secondaire mais ô combien lyrique de l’Allegro initial, du prénom de la jeune chanteuse : A-G-A-D/H-E (la-sol-la-ré/si-mi). Contrairement au premier sextuor, qui connut, un succès triomphal, celui-ci eut un accueil désastreux. La presse viennoise se montra impitoyable, en évoquant des « raffinements polyphoniques inintelligibles », en fustigeant une « musique qui n’a ni corps ni âme ».

Autant de neiges d’antan, de querelles qui n’ont plus lieu d’être, et qui n’empêchent pas les Belcea & Co de faire de cette partition leur miel. Dans des tempi alertes mais sans précipitation, à la faveur d’une articulation souple et sans raideur aucune, ils nous en livrent, à coup de timbres aérés, de nuances subtiles, sans jamais forcer le trait ni exagérer les contrastes dynamiques, toute la spontanéité et toute la vitalité postromantiques. Le tout sans théâtralité superfétatoire, mais avec une pureté d’expression, une économie de moyens, un sens de l’élégance que l’on peut qualifier d’exquis. Moment sublime d’introspection, mélancolique et nostalgique comme un bonheur enfui : le Poco Adagio. Ne pas l’avoir entendu et vécu est tout simplement impardonnable.

José Voss
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