Elles ne manquent pas, les incitations à une excursion cet été (et au-delà) dans le pays Gaumais tout proche, et particulièrement à Orval. L’ensemble de l’abbaye bien sûr, qu’on soit enchanté ou non de l’architecture, faut dire qu’elle en impose quand même, la Vierge à l’enfant encastrée dans la façade de l’église. Et puis on ne rejettera pas la bière et le fromage trappistes. Enfin, dans l’enceinte même, il est des endroits plus intimes, qui se révèlent hors des foules de visiteurs, tel le coin de la fontaine où la veuve Mathilde est censée avoir perdu son anneau nuptial, miraculeusement récupéré par une truite et rapporté en sa gueule, voilà pour les gens friands de légende, d’autres préféreront le jardin médicinal.
Ou alors pousseront plus loin dans l’enceinte, remonteront de même très loin dans le temps, aux vestiges de l’abbaye cistercienne à ses débuts aux onzième et douzième siècles (détruite à la Révolution française, elle resurgit de ses ruines dans les années 1920). Mais les vieilles murailles restent là, et l’on y entre comme dans tel tableau de Caspar David Friedrich, prenons Eldena, dans le land de Mecklembourg-Poméranie-Occidentale, le correspondant d’Orval, avec le même sort, le même attrait de ce qui fut jadis et dont il ne reste que des murs troués, aux arcs et aux ouvertures d’un passé glorieux.
Les choses se vivent autrement ces mois-ci à Orval, du moins pour l’amateur d’art qui y associera volontiers un autre nom, celui de l’artiste autrichien Arnulf Rainer avec ses Übermalungen. Car notre perception des ruines a pris un tour dynamique, des lignes noires les hachurent, les rayent, des stries qui partent sans qu’on s’en aperçoive, entourent pour ne pas dire embrassent les pierres, et disparaissent. Cependant, au contraire de ce qui se passe avec l’Autrichien, les lattes de bois assemblées et jetées de la sorte dans une course folle par l’artiste d’origine allemande, fixé depuis longtemps en Belgique, Rainer Gross, ne visent nullement à recouvrir, à masquer ; elles animent et font (re)vivre. Formes fluides qui appellent à une renaissance.
Rainer Gross est passé maître dans pareilles installations in situ. D’autres vestiges en ont tiré le plus grand profit, à Metz, à Carcassonne, et j’en passe, qui ont bénéficié de cette opération opportunément nommée (F)lux inter tenebras. Cependant, Rainer Gross n’en a pas seulement avec les ruines ; l’architecture moderne a pour cet artiste le même attrait, et les dimensions parfois impressionnantes qu’elle peut prendre ne lui font pas peur, pour preuve l’hôtel de ville du Havre, pièce majeure de la reconstruction par Auguste Perret. Rainer Gross rivalise ou s’accorde avec la même virtuosité, le même bonheur, avec des environnements de verdure, la nature à côté de l’architecture, ses dessins (matérialisés) dans l’espace, les ouvrent, les enrichissent, leur donnent ampleur et densité.
On s’en rend compte en s’attardant dans l’exposition photographique au musée monastique, avec les témoignages de tant d’interventions. Pour y accéder, il a fallu passer par la salle Christian Jaccard, du nom de l’artiste franco-suisse, spécialiste des combustions murales, en l’occurrence sur la voûte du 18e siècle. À Orval, il est vrai, les temps se rejoignent, s’interpénètrent, là ce fut en souvenir du 950e anniversaire en 2020. L’installation de Rainer Gross, elle, vient fêter les quarante ans du Centre d’art contemporain du Luxembourg belge (caclb.be), avec un programme qui invite à arpenter les lieux, de son espace à Montauban-Buzenol au Musée gaumais à Virton avec un tas d’autres expositions en d’autres endroits. Proposition vagabonde dont on nous dit avec un brin de nostalgie qu’elle rappelle les « Parcours d’été » de jadis, sous l’impulsion d’Alain Schmitz. Mais l’envol des lattes de Rainer Gross et là pour le présent et n’en finira pas avant l’été prochain, avec peut-être une tout autre perception dans un paysage recouvert de blanc en hiver.