La photographie à l’épreuve du temps

d'Lëtzebuerger Land vom 02.08.2024

La patrie qui a vu naître Edward Steichen ne sera pas insensible à la vaste exposition photographique conçue par l’un des éminents spécialistes du genre, Sam Stourdzé. Il fut directeur du Musée de l’Élysée à Lausanne et des Rencontres d’Arles avant de prendre les rênes de l’Académie de France à Rome en 2020. Le titre de la manifestation du Centre Pompidou-Metz, Voir le temps en couleurs. Les défis de la photographie, semble réducteur. La couleur n’en est que la destination finale, le parcours s’étendant longuement sur les diverses avancées et expérimentations accomplies au sein de la longue tradition du noir et blanc. Et après tout, le noir et le blanc ne sont-ils pas également des couleurs ? Toujours est-il que les artistes ont dû dépasser les préjugés tenaces qui assignaient à la photo une simple mission conservatrice, comme « humble servante des arts et des sciences » pour paraphraser le poète de la modernité, Charles Baudelaire. Mais aussi ne pas se limiter aux seules vertus scientifiques devant lesquelles la photographie aurait pu abdiquer, tel l’astronome Jules Janssen percevant en elle « la rétine du savant », en 1877. Tout l’intérêt de cette exposition consiste à mettre en tension les avancées techniques et les usages esthétiques contemporains qui ont émergé en se les réappropriant à leur avantage.

Le parcours débute à partir d’expériences optiques, du côté des théâtres d’ombre et de la camera obscura. Ce dispositif optique, dont le principe consiste à faire entrer de la lumière dans une boîte ou un espace entièrement noir à travers un petit trou, permet d’obtenir une image inversée du réel. Plusieurs artistes se sont récemment inspirés de ce procédé. Avec Shadow Play (2011), Hans-Peter Feldmann rassemble une soixantaine de bibelots issus de sa collection pour en projeter sur le mur les ombres mouvantes, animant un spectacle spectral qui lui importe davantage que les objets eux-mêmes. De son côté, l’artiste cubain Abelardo Morell sillonne le monde au début des années 1990 pour convertir des chambres d’hôtel et des appartements en chambres noires. C’est d’ailleurs une immense vue de la Skyline de New York au lever du jour qui accueille le spectateur à l’entrée de l’exposition. Le Japonais Hiroshi Sugimoto, quant à lui, part en quête de théâtres et de cinémas abandonnés : ses clichés en noir et blanc, réalisés avec des temps de pose extrêmement longs, rassemblent 170 000 images en une seule. Autre façon de s’emparer des balbutiements de l’image fixe, le miroir convexe noir de Ann Veronica Janssens met le spectateur sens dessus dessous, celui-ci contemplant de lui une image inversée, en tête bêche, sur le principe de la camera obscura.

Plus avant dans le parcours, une pièce convoque l’une des 110 copies avérées de La Joconde – celle-ci est d’un peintre italien du 17e siècle. À ses côtés, des photographies de la vraie Joconde prises deux siècles plus tard par Gustave Le Gray, qui ont contribué à diffuser massivement ce chef-d’œuvre dans la culture visuelle de l’époque. Le photographe français, peintre de formation, insiste, dans ses écrits théoriques, sur la fonction interprétative des œuvres d’art au moyen de la photographie. Aussi manipule-t-il les agents chimiques de ses tirages afin d’étudier la variété de leurs tons. On apprend que la conservation de la Cène de Leonardo, au début du vingtième siècle, a pris pour modèle les épreuves photographiques de la fresque. Autre usage artistique : avec l’aide de Man Ray, qui le conseilla pour établir son propre studio de développement et de tirage, Constantin Brancusi a photographié lui-même ses propres sculptures, qu’il met en scène sous diverses conditions lumineuses. Des images, plutôt que de longs discours explicatifs : « Pourquoi écrire sur mes sculptures ? Pourquoi ne pas simplement montrer leurs photos ? », se demande ainsi l’artiste roumain, au principe de sa démarche.

Donner à voir le réel, mieux que ne le pourraient le faire des yeux humains, telle est la fonction de la photographie, cet œil mécanique, expanded. Et en effet : elle voit plus loin, à des échelles astronomiques inaccessibles à l’humain. La conquête de la montagne comme de l’espace ont révélé des images et des points de vue inédits. On a tous en tête ces images lunaires où flotte le drapeau américain, véritables lieux communs de la culture visuelle du vingtième siècle. Moins connues sont toutefois ces photos du Mont-Blanc, encore terra incognita lorsque les frères Bisson y mènent entre 1855 et 1862 une expédition de grande ampleur, transportant avec eux de lourds appareils – plus de 250 kilos de matériel – qui leur ont permis de produire des panoramiques de grande qualité. Si elle a la capacité d’atteindre des lieux reculés, la photographie peut aussi rendre visible l’extrêmement petit. La microphotographie procède de la découverte des rayons X en 1895 par Wilhelm Röntgen, qui est aussi, significativement, l’année de naissance du cinématographe (le grand oublié de cette exposition). À côté des radiographies qui mettent à nu les squelettes humains ou des clichés scrutant en détails la faune marine, à l’instar de Jean Painlevé, figurent les clichés foisonnants de couleurs obtenus par Dove Allouche à partir d’une lame prélevée sur un bloc de gypse. L’œil mécanique a la faculté d’objectiver le mouvement en le décomposant en de petites unités : tel est le principe de la chronophotographie de Muybridge, auquel une salle entière est dédiée. On comprend alors comment galope un cheval, déployant sa foulée selon une métrique rigoureuse, rectifiant les peintures équestres jusque-là trompeuses sur ce point. On admet qu’un chat se retournant sur lui-même vient corriger le postulat des physiciens de l’époque selon lequel un objet ne peut effectuer un mouvement de rotation dans les airs. Ce qu’ébauche Muybridge, l’ingénieur Harold Edgerton l’a accompli en inventant le flash stroboscopique, capable de clignoter à un millionième de seconde. De saisissants instantanées sont ainsi dévoilés : le geste du golfeur en pleine extension, la balle de tennis s’enfonçant dans une raquette, une goutte de lait dans un verre... L’ordinaire devient spectaculaire.

Enfin la couleur fait une entrée remarquée à la moitié du parcours. Et quelle entrée ! Toute aérienne au travers de la « Jumpology » initiée par Philippe Halsman, procédé que de nombreuses stars, de Monroe à Dali, feront connaître en se prêtant au jeu du saut photogénique. On pénètre ensuite dans les paradis perdus d’Albert Kahn grâce aux opérateurs qu’il aura missionnés afin de répertorier un monde sur le point de disparaître : faune, flore et coutumes sur plaques autochromes composent ses Archives de la planète. La dernière partie du parcours est dominée par l’École de New York et la popularisation de la couleur. Dans le prolongement de la poésie de Walt Whitman célébrant les « Common People », place est donnée aux diapositives d’Helen Levitt documentant la vie quotidienne, ainsi qu’aux remarquables poèmes visuels de Saul Leiter, coloristes et remarquablement composés. Seule exception à ce final américain, les natures mortes photographiques de Gerhard Richter entamées au début des années 1960, qui en inversent le questionnement : que devient la photographie une fois reproduite par la peinture ?

L’exposition

Loïc Millot
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