Danse

Le corps malmené

d'Lëtzebuerger Land vom 09.04.2021

« Nous ne savons jamais ce que nous allons programmer le mois prochain, mais il y aura toujours quelque chose de superbe à découvrir au TROIS », lance le responsable, Bernard Baumgarten pour introduire l’édition d’avril du 3 du TROIS. Et il est vrai que ces rendez-vous mensuels ne déçoivent jamais. Le régal vient cette fois d’une soirée en trois parties : engagée d’abord par la diffusion de Tender Absence, une collection de vidéos danse de la révélation Isaiah Wilson, suivie de la sortie de résidence du projet Credere, tenu par le chorégraphe Giovanni Zazzera, bien connu en ces murs, et finalement conclue par Beat « I just wish to feel you » de l’artiste finlandaise Jenna Jalonen, une pièce qui a fait vibrer murs et sol de la Banannefabrik.

On avait remarqué Isaiah Wilson dans le clip Made Out of Water de l’artiste Edsun et, dans ce duo chorégraphique, il éveillait déjà un vif intérêt. Artiste pluridisciplinaire, autodidacte, il poursuit un travail entre images et mouvements, pour trouver une place au sein de la très hype agence Foqus, tout en continuant à déployer un travail chorégraphique très stimulant. En témoigne Tender Absence, rassemblant six courtes vidéos, choisies parmi une ribambelle d’autres. Entièrement autoproduite pendant le premier confinement, chaque vidéo révèle un sentiment qu’aura connu Wilson dans son isolement, sa solitude et sa nostalgie. À la fois œil et sujet, le Luxembourgeois donne à voir dans ses vidéos un corps qui s’éprouve physiquement, pour pousser ses spectateurs à ressentir profondément la sensualité, le dérangement, la souffrance ou le déchirement qu’il ressort des images montées. Wilson utilise la vidéo pour servir le mouvement et le geste qu’il met en scène sous différentes valeurs esthétiques, montrant une maîtrise impeccable de tous les outils qu’il utilise.

Ouvrant à la seconde partie du programme, Giovanni Zazzera montrait une première idée d’une phase de recherches qu’il a amorcée avec son équipe au TROIS C-L sur son nouveau projet Credere – « croire », de l’italien au français. « Il y a bien pire que de ne croire qu’à ce que l’on voit, c’est de ne voir que ce que l’on croit », illustre par les mots le chorégraphe luxembourgeois dans les lignes du programme. Et en effet, si cette idée est assez claire dans les premières minutes de ce work in progress, les tableaux qui suivent s’engouffrent dans les méandres de la thématique. L’entrée se fait au noir, pour que plus tard un jeu de masques s’opère divinement, comme si trois êtres se formaient en un dieu aux membres décuplés, ou inversement, une créature se divisant en trois personnes. C’est en tout cas franchement bien amené, et au-dessus d’un bain de lumière, les trois interprètes – Enora Gemin, Alexandre Lipaux et Stefane Meseguer Alves – montrent les personnages d’un monde qu’on aimerait découvrir. Plus tard, au sortir de la lumière, la proposition se complique, perdant en force artistique, même si la narration se profile plus clairement. La transformation se voit, et la danse entre dans les corps, comme un virus qui transforme le paysage spectaculaire.

Pour conclure la brillante Jenna Jalonen, du collectif Dope, présente Beat « I just wish to feel you », une pièce labellisée « Aerowaves Twenty20, » qui assume fièrement son label. En grande salle, un large tapis de danse blanc domine la perspective de la boîte noire. Jalonen et le breakdancer Jonas Garrido Verwerft sont au sol, devant les machines du musicien-sonoriste Adrian Newgent. D’entrée la violence des corps qui se fracassent sur le sol, anime chez nous une grande attention. La technicité est telle, qu’elle dépasse l’entendement des possibilités corporelles. Le travail sur les portés, tend aux cascades et se trouve à la limite d’une forme de cirque. Sur le papier, le pitch décrit « énergies », « rythmes », « vibrations », « ondes ». Sur scène, c’est encore plus fort que cela. Les murs tremblent sous les compositions sonores, créées par les sons produits par les corps des deux interprètes frottant, rebondissant ou fracassant le tapis de danse. Il se joue devant nous une sorte de relation charnelle, amoureuse, emplie de conflits comme de tendresse, matérialisés par des « prises » au corps, une lutte corporelle, des rapports de domination ou d’admiration par les mouvements. Le corps devient une matière qui parle, discourant jusqu’à ses limites, pour éprouver les frontières du corps malmené. Et sous les tee-shirt, les marques rouges des coups, gifles, chocs, se révèlent comme les témoignages d’une pièce sans trucages.

Godefroy Gordet
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