Une complainte qui se fait chant de deuil, acte d’accusation, dans la prosodie de Jean Portante et la parole de Jacques Bonnaffé

La complainte du frontalier

d'Lëtzebuerger Land vom 26.03.2021

En l’occurrence, on parlera plutôt de limite, ou plus précisément de bord, ou bordure, ligne où viennent mourir les vagues de la mer. Elles y ont rejeté le corps du petit Aylan, Jean Portante l’a mis en exergue de son texte Frontalier, une sorte d’épitaphe, avec tous les migrants au fond de la Méditerranée, avec des prénoms qui trahissent leur origine italienne, liant de la sorte des destins, l’intime, le familier et l’humain universel.

Et en matière de frontière, l’auteur et sa famille s’y connaissent, le grand-père a quitté l’Italie natale pour venir dans les pays loin au-delà du Saint-Gothard, hésitant pour son travail entre les usines qui se ressemblaient à l’époque, fumaient de même, séparées seulement par une barrière douanière. Alors que la véritable séparation était ailleurs, et le texte aurait pu la marquer par un autre titre : Le Figuier et le pommier.

La dernière représentation (mais la désignation n’est pas exacte) de Frontalier, au Théâtre national du Luxembourg aura lieu ce vendredi soir, juste le temps d’y courir. Autrement, il faudra absolument lire le texte, paru chez Hydre Editions. Pour la soirée au TNL, l’autre jour, un autre commencement pour le compte rendu était possible, s’imposait même. En 1969, Edmond Michelet succédait à André Malraux, ministre des affaires culturelles, et l’ancien résistant et déporté eut une fois la maladresse coupable de prôner la restriction, disant qu’elle ne nuisait pas nécessairement à la culture. Bien sûr qu’il lui faut des moyens, on n’insistera jamais assez en ces temps maussades. Mais la réduction peut contribuer avantageusement à de la condensation. Il suffit d’un texte, d’un diseur, pour le reste beaucoup de retenue, du côté de la mise en scène et des ingrédients habituels. Et d’un coup on vit une heure et demie de grand art, d’attention et d’attachement constants, de concentration, d’émotion, qui, elle aussi, si elle n’éclate pas, n’en est pas moins profonde.

Le texte de Jean Portante, poétique plus que dramatique, dans sa prosodie, sa rythmique, et puis c’est un monologue (où le face à face se fait avec tous ceux dont il y est question, mais en premier avec le public, ou le lecteur), s’avère une complainte, pour reprendre un terme qui remonte aux temps bibliques (dont il porte par ailleurs la gravité). Peu importe que son temps ne soit que celui passé tous les matins dans les embouteillages, « des processions de voitures… pare-choc contre pare-choc », alors qu’il est d’autres processions, « de silhouettes apeurées traversant les campagnes les montagnes les routes les déserts/ et les mers/ par familles entières ». Et si le père a pu évoquer sa vie à lui au micro que lui tend discrètement le fils, les autres seraient réduites au silence, sans la parole qu’on leur donne. Sans leur incantation anaphorique.

Notre frontalier dans sa voiture, ses grand-père et père, tous les migrants, ils existent grâce à Jacques Bonnaffé, au rythme de ses mots, à ses intonations, ses inflexions. Plus largement, ils se mettent à vivre dans son jeu tout en nuances, n’élevant la voix que là où elle se fait accusatrice. Et Frank Hoffmann a mené l’acteur avec une grande réserve, beaucoup de liberté sans doute. La façon dont il bouge, s’approprie l’espace, joue des rares outils que sont la table et la chaise. J’allais oublier, le morceau de craie qui sert à tracer par terre telle ligne, entre des territoires, cela s’appelle alors frontière, c’est de même que faisaient les occupants dans l’Histoire. Tant de frontières au cordeau, à côté d’autres qui sont le fait de la nature.

Les images que Jacques Bonnaffé fait apparaître devant nos yeux vont du migrant de jadis, « un baluchon jeté par-dessus l’épaule/ les pieds emballés dans des chiffes », à ceux dont on ne veut pas aujourd’hui, « une procession de vaincus/ qu’ils aillent survivre ailleurs dit-on de plus en plus fort ». Des vaincus, comme l’était dans l’antiquité Enée qui devient pour Jean Portante exemplaire, contre Ulysse qui lui savait, heureux après un long voyage, où retourner.

Après le spectacle (encore une mauvaise dénomination), telles phrases se sont gravées dans la mémoire. Interrogation toute simple : « dis-moi Aylan elle est où la frontière ? ». Constat empreint de souvenir littéraire, non moins terrible : « un seul être tombe et c’est l’humanité qui périt ».

Lucien Kayser
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