Le 16 octobre 1973, soit dix jours après le déclenchement de la guerre du Kippour, les pays arabes membres de l’Opep (organisation des pays exportateurs de pétrole) réunis à Koweït décrétaient, en guise de rétorsion contre les pays occidentaux alliés d’Israël, une hausse immédiate des prix du pétrole de 70 pour cent (suivie fin décembre d’une nouvelle forte augmentation) et une baisse de leurs livraisons. La décision a provoqué une multiplication par 4,5 du prix du baril et entrainé le monde entier dans une grave crise économique qui mit un terme aux fameuses « Trente glorieuses ». Exactement cinquante ans plus tard, la violente attaque du Hamas contre Israël a fait ressurgir le spectre d’un choc pétrolier majeur, qui s’ajouterait aux deux chocs que l’économie mondiale a connus en moins de quatre ans (pandémie et guerre en Ukraine) et dont elle ne s’est pas encore remise.
A priori, des opérations militaires limitées à la bande de Gaza, ou même élargies aux territoires palestiniens, n’auraient guère de conséquences économiques pour la planète. Il en irait tout autrement si, notamment en raison des liens étroits entre le Hamas et le Hezbollah d’un côté et la République islamique d’Iran de l’autre, le conflit s’étendait à d’autres pays de la région, laquelle concentre quarante pour cent de l’offre mondiale de pétrole. L’Iran à lui seul, dont la production a beaucoup augmenté au cours des derniers mois pour atteindre quatre pour cent de la production mondiale, détient aussi douze pour cent des réserves de la planète.
Lors de la présentation des Perspectives de l’économie mondiale du FMI (établies avant le 7 octobre) son économiste en chef, le Français Pierre-Olivier Gourinchas, a rappelé qu’une hausse durable de dix dollars du prix de baril de pétrole pourrait coûter 0,15 point de croissance du PIB mondial. On imagine qu’un embrasement du Moyen-Orient se traduirait par une envolée des prix bien plus importante avec des effets délétères sur une croissance mondiale déjà revue à la baisse pour cause d’inflation et de hausse des taux.
Jusqu’à présent la situation sur le front du pétrole n’a pas de quoi inquiéter. Le baril de Brent est certes passé de 84,07 dollars le 5 octobre à 92,38 euros le 19 octobre, soit une hausse de près de dix pour cent, plutôt modérée par rapport aux craintes, et le prix est retombé à 88,07 dollars le 25 octobre*. Aucun impact non plus sur les flux pétroliers, selon l’Agence internationale de l’Énergie (IEA) qui s’attend toujours à ce que la production mondiale augmente de 1,5 million de barils par jour cette année, et de 1,7 million en 2024, pour atteindre de nouveaux records.
Selon une étude de la banque Lombard Odier, les pays du CCG (Conseil de Coopération du Golfe) menés par l’Arabie saoudite et dont trente à cinquante pour cent du PIB dépendent du secteur des hydrocarbures, cherchent à contenir l’escalade régionale car ils n’ont aucun intérêt, malgré les apparences, à une hausse brutale et excessive du prix du baril. Celle-ci accélèrerait la tendance mondiale à l’électrification alors que leurs propres efforts de diversification sont loin d’être achevés. La situation se présentait mal également du côté du gaz naturel, car cinq pays de la région (Iran, Qatar, Arabie saoudite, Égypte et Émirats arabes unis), dont les deux premiers cités soutiennent financièrement le Hamas, se classent parmi les quinze premiers producteurs mondiaux et détiennent une part de marché cumulée de 16,8 pour cent. Mais là aussi, après une hausse de 6,6 pour cent entre le 7 et le 11 octobre sur le New York Mercantile Exchange, une détente a été observée de sorte que le 25 octobre le prix était revenu à son niveau d’avant crise.
Quant aux marchés financiers, ils semblent exclure un scénario défavorable et n’ont guère été affectés, contrairement au fort recul enregistré lors de l’agression russe contre l’Ukraine en février 2022. Leur baisse récente est liée à d’autres facteurs. Le VIX, appelé également « indice de la peur » (il s’agit en fait d’un indicateur de volatilité du marché financier américain, établi quotidiennement à partir du prix des options d’achat et de vente sur le S&P 500) a logiquement augmenté à partir du 7 octobre tout en restant à un bas niveau. Il a recommencé à baisser le 20 octobre pour retrouver cinq jours plus tard son niveau d’avant la crise. Seul le prix de l’or, qui a pris 8,3 pour cent en deux semaines, trahit l’inquiétude des investisseurs.
L’évolution de la situation est largement dépendante des réactions qui suivront l’offensive terrestre envisagée par Israël dans la bande de Gaza, sachant que l’Iran a déjà évoqué explicitement une « action préventive » si l’État hébreu mettait ses plans à exécution. Le cabinet canadien BCA Research a présenté des prévisions chiffrées plutôt pessimistes. « La réaction d’Israël ne devrait pas rester confinée à la bande de Gaza. Nous estimons la probabilité de l’extension de ce conflit dans les douze mois à 70 pour cent. La guerre devrait probablement s’étendre au Liban et en Syrie, d’ici à l’élection présidentielle de 2024 aux États-Unis. Elle pourrait même concerner l’Iran », estime Matt Gertken, le responsable de la stratégie géopolitique de l’institut, qui évalue à 31 pour cent la probabilité d’un nouveau choc pétrolier.
Pour les experts de Bloomberg Economics, le Brent risque alors de s’envoler jusqu’à 150 dollars le baril, soit plus haut que le pic de 139 dollars atteint le 8 mars 2022 peu après l’agression russe en Ukraine. Par rapport au cours du 25 octobre, cela représenterait une hausse de 70 pour cent, comparable à celle d’octobre 1973 mais inférieure à celle constatée en 1990 après l’invasion du Koweit par l’Irak en 1990 (+ cent pour cent). Sur les marchés financiers, le VIX dépasserait les quarante pour cent (ce qui ne s’est produit que huit fois depuis 1986 dont deux fois en 2020 pour cause de pandémie) et les bourses seraient en proie à une vague de panique.
L’impact indirect serait considérable car, selon Bloomberg Economics, « un choc pétrolier de cette ampleur ferait échouer les efforts déployés pour maîtriser la hausse des prix » qui, au niveau mondial, pourrait remonter à 6,7 pour cent l’année prochaine. Dans ce cas de figure les banques centrales devraient poursuivre leurs hausses de taux et plomber encore davantage la croissance mondiale qui tomberait à 1,7 pour cent (-1 point de pourcentage par rapport aux estimations d’avant-crise selon les experts de Bloomberg). Même si le scénario noir n’est pas le plus probable, le FMI et la Banque mondiale, lors de leurs assemblées annuelles qui se sont tenues du 9 au 15 octobre à Marrakech ont considéré que le conflit entre Israël et le Hamas constituait un « nouveau nuage dans un horizon déjà peu ensoleillé pour l’économie mondiale ».
Les organisations internationales et les gouvernements s’inquiètent beaucoup de la montée du risque géopolitique, difficilement maîtrisable par les acteurs économiques car non modélisable. Plusieurs organismes le mesurent néanmoins régulièrement. C’est le cas de BBVA Research, émanation de la banque espagnole éponyme. Selon la dernière version de son baromètre géopolitique, publiée le 18 octobre, les quatre pays suivis au Moyen-Orient (Israël, Arabie saoudite, Iran et Égypte) sont sans surprise entrés dans la « zone à haut risque ». Mais plusieurs pays européens sont aussi désormais en « zone à risque » comme la Turquie, pays musulman, proche de la zone de conflit et qui soutient les Palestiniens, ou la France qui abrite à la fois une importante communauté musulmane et la principale diaspora juive en Europe. Parmi les autres pays, des tensions géopolitiques ont également été perçues en Argentine (100 000 juifs originaires de ce pays vivent en Israël), au Brésil et en Australie.
L’assureur-crédit français Coface se prête aussi à l’exercice. Dans un document publié le 17 octobre, mais avec des données relatives au troisième trimestre 2023, donc ne prenant pas en compte le conflit au Proche-Orient, il observe que dans près des deux tiers des pays – 101 sur 160 analysés– le risque politique est plus élevé que l’an passé et, chez 97 d’entre eux, il est supérieur aux niveaux d’avant la pandémie. Par voie de conséquence, Coface a relevé l’estimation de son indice synthétique de risque politique mondial, créé en mars 2017, qui dépasse sa valeur pré-Covid et atteint un niveau record. « Montée des populismes, agitation sociale, conflits, terrorisme, protectionnisme se conjuguent pour déprimer l’activité » indiquent les auteurs du rapport. Ces éléments, en partie imprévisibles, se greffent sur une conjoncture économique morose et conduisent à envisager une croissance de seulement 2,2 pour cent en 2024. En cela, Coface est plus pessimiste que le FMI qui prévoit 2,9 pour cent. Mais ces chiffres n’ont rien de catastrophique et prouveraient, pour certains experts comme l’éditorialiste économique du quotidien français Les Echos, Jean-Marc Vittori, qu’il ne faut pas désespérer. « Car ce qui est au fond frappant dans l’incroyable série de drames de ces dernières années, écrit-il, c’est la résistance, la résilience pour reprendre un mot à la mode, de l’économie ».
Le dollar résiste
Un choc pétrolier aurait-il un impact sur le dollar ? L’institut canadien BCA Research a recensé vingt-deux crises majeures du Proche et Moyen-Orient depuis 1973, qui ont duré de quelques jours à plusieurs mois. À chaque fois, le billet vert a connu une baisse, car l’envolée des prix du pétrole qui a suivi ces épisodes accroissait les risques de récession et d’inflation, aux États-Unis et dans le monde. Ses plus fortes baisses, supérieures à dix pour cent, avaient été enregistrées lors de l’invasion du Koweït par l’Irak (1990) et de la deuxième guerre du Golfe (2003). Mais un mois après la fin de ces vingt-deux crises, le dollar était revenu à la stabilité et trois mois plus tard en moyenne, il progressait à nouveau. En 2023, sauf en cas de scénario catastrophe, la monnaie américaine ne devrait pas trop subir les conséquences d’un choc pétrolier.
En dehors du fait que les États-Unis sont devenus indépendants sur le plan énergétique, deux facteurs devraient jouer en sa faveur. Les périodes de crise profitent traditionnellement aux actifs sûrs et liquides comme les T-bonds (d’où une demande accrue de dollars pour y souscrire). Le dollar est aussi la monnaie dans laquelle sont libellés les achats d’armes et de matériel militaire. En 2022, les exportations américaines ont atteint 206 milliards de dollars. Nul doute qu’une augmentation des tensions géopolitiques au niveau mondial accroîtra ce montant en 2023 et surtout en 2024. Depuis un mois et malgré la crise au Proche-Orient, le dollar est resté remarquablement stable par rapport à l’euro (si l’on exclut des variations quotidiennes parfois assez fortes). Une extension du conflit, avec une implication même modeste des États-Unis, pourrait néanmoins avoir d’autres conséquences.