L’Europe va-t-elle être au cœur de la campagne présidentielle pour l’élection des 10 et 24 avril prochains ? Rien n’est moins sûr, tant de sujets étant jusqu’à présent inaudibles, dans un contexte d’indifférence ou de défiance de nombre de Français à l’égard de l’offre politique. Mais Emmanuel Macron entend bien être le héraut du camp des « pro-européens », en utilisant pour cela la présidence tournante du Conseil de l’Union européenne (UE). À ses convictions europhiles s’ajoutent des objectifs de politique intérieure. Affaiblir la candidate de droite Valérie Pécresse, perçue comme sa plus dangereuse concurrente en cas de qualification au second tour, et dont le parti Les Républicains (LR) est historiquement divisé sur la question européenne. Et cliver, comme M. Macron aime le faire, en faisant de l’extrême droite son principal adversaire. Quitte à prendre le risque de la faire grimper.
Dans la réalité du fonctionnement des institutions européennes, cette « présidence » tournante n’en est pourtant pas une pour le chef de l’État. Depuis le traité de Lisbonne entré en vigueur en 2009, elle n’a plus aucune prérogative pour représenter l’UE. M. Macron ne préside pas le Conseil européen. C’est actuellement Charles Michel, et le dirigeant de la diplomatie européenne est Josep Borrell. Ce semestre, la France fixe l’agenda et organise sur son territoire les réunions des ministres européens, guère plus. Mais qu’importe. Plusieurs médias n’en ont pas moins écrit qu’Emmanuel Macron devenait pour six mois le « président de l’UE ». L’intéressé a peu fait pour démentir.
Il est vrai qu’en l’absence d’un « marqueur » fort du quinquennat, comme l’ont été sous d’autres présidents l’abolition de la peine de mort ou le mariage homosexuel, les macronistes aimeraient laisser leur empreinte sur l’Europe. Ambitieux, l’hôte de l’Élysée a dressé une longue liste de sujets qu’il voudrait voir progresser au cours du semestre : le plan de relance et les « ressources propres » de l’UE, dont le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF) et l’impôt sur les multinationales ; la réforme de l’espace Schengen et le « pacte migratoire » ; les évolutions du pacte de stabilité et des conditions d’attribution des aides d’État ; la directive sur les salaires minimums ; ou encore la taxonomie verte.
À vouloir ainsi faire de l’UE un marchepied électoral, il n’est guère étonnant qu’Emmanuel Macron ait suscité un débat franco-français au sein même du Parlement européen, le 19 janvier, après son discours donnant le coup d’envoi de la présidence française. Les eurodéputés français ont utilisé la tribune strasbourgeoise pour critiquer le chef de l’État, à l’instar de l’écologiste Yannick Jadot, candidat à l’élection présidentielle, qui a dénoncé son « inaction », en matière climatique mais pas seulement. En résumé, l’Europe de Macron, ce serait beaucoup de discours, pour peu de résultats.
Cette critique vient de loin. Quand il a été élu, le jeune président pressé a trouvé une UE critiquée et enlisée (austérité d’après-crise de 2008, profondes divisions sur les migrants), et il a souhaité marquer les esprits, avec un grand dessein et de grands discours, sur la colline du Pnyx à Athènes ou à la Sorbonne à Paris. Certaines avancées ont pu avoir lieu. L’adoption du plan de relance avec endettement commun. La politique commune des vaccins. Et l’UE a su éviter de se diviser sur le Brexit, comme elle avait réussi à le faire sur les sanctions après l’annexion de la Crimée. Ce n’est pas rien. Mais à l’instar de ce qui est perçu par certains comme une avancée décisive, les récentes souplesses obtenues sur les aides d’État ou le pacte de stabilité, ce n’est pas tant de l’UE qu’est venu le changement que d’un événement extérieur : la pandémie de Covid. Et les ambitions affichées dès 2017 par Emmanuel Macron n’ont cessé d’être contrecarrées. Le budget de la zone euro ? Dans les limbes. Un procureur commercial européen ? Tout autant. Le budget de l’UE 2021-2027 ? Même l’Allemagne, en plus des pays dits « frugaux », a eu son rabais. L’interdiction du glyphosate dans l’UE ? Là aussi Berlin s’est opposé à Paris.
De grands discours, mais peu de résultats
Le symbole majeur de ce manque de résultats est sans doute la défense européenne, la grande priorité de M. Macron en Europe, au nom d’une « autonomie stratégique » aussi bien militaire et géopolitique qu’industrielle et technologique. Autant la vision paraît admissible, autant les obstacles s’accumulent en chemin. L’ambition est légitime, car la crise du Covid a révélé le manque d’autonomie de l’UE en matière d’approvisionnement de certains produits, du quotidien comme stratégiques. Et surtout parce que l’Union paraît un bon échelon pour défendre la démocratie et l’État de droit, « notre trésor » selon les mots de M. Macron au Parlement européen, face à la montée des tensions internationales et aux régimes autoritaires décomplexés qui reprennent de la vigueur dans le sillage de la régression démocratique inédite qu’a fait subir la Chine communiste à Hong Kong.
Mais au regard de l’ambition, les réalisations sont faibles, les ambitions françaises contrariées. La crise russo-ukrainienne, dans laquelle Emmanuel Macron s’est pourtant investi, révèle plus que jamais que la Pologne, les États baltes, et à un degré moindre la Roumanie, sont davantage rassurés par le « bouclier » américain que par une hypothétique défense européenne. Leur atlantisme n’en est que conforté. De même, au Mali, la mission « Takuba », qui devait réunir des forces d’une dizaine de pays européens en appui des soldats maliens, est mise à mal. La junte a fait partir les soldats danois et pousse désormais vers la sortie la France elle-même. Peut-être la mission européenne va-t-elle se redéployer dans d’autres pays du Sahel, mais force est de constater que la situation actuelle constitue un revers. Sachant que les mercenaires russes de Wagner jouent un rôle croissant au Mali, il est même légitime de se demander si Moscou ne cherche pas, précisément, à entraver les velléités d’une Europe « géopolitique ». Qui n’a pourtant pas besoin de cela, alors qu’elle tente de relancer le projet d’une force de réaction rapide autonome qui était déjà au menu du Conseil européen d’Helsinki en… 1999.
Dans ce contexte, l’opposition au chef de l’État en France a beau jeu d’enfoncer le clou. « L’ambition risque de sonner creux étant donné l’écart entre les discours et la réalité de l’action européenne », a déclaré au Monde l’eurodéputé LR Arnaud Danjean à propos de l’Ukraine et de la défense européenne. Une critique qui peut s’étendre à d’autres domaines, tant le risque est grand que les avancées sous présidence française restent limitées. Concernant Schengen et la politique migratoire, comme l’a révélé la réunion des ministres européens de l’Intérieur le 3 février à Lille, ce ne sont plus seulement une poignée de pays d’Europe centrale, mais quinze États sur 27, qui s’opposent à un partage équitable des migrants. Autre dossier sur lequel bute le volontarisme macronien : les ressources propres de l’UE pour rembourser la dette du plan de relance. Malgré les vœux répétés du gouvernement français d’en faire un symbole fort et de l’élargir autant que possible, la taxe carbone aux frontières (MACF) ne rapporterait que 800 millions d’euros par an selon le projet de la Commission européenne (à partir de 2026), quand la création d’un nouveau marché carbone européen pour le chauffage et les carburants, défendu par l’Allemagne, en rapporterait plusieurs milliards. Or on sait depuis les « gilets jaunes » que peu de prélèvements suscitent autant de résistance que la fiscalité environnementale.
Si l’on ajoute à cela l’incapacité intrinsèque du marché européen de l’énergie à protéger les Européens des hausses des prix mondiaux (Yannick Jadot propose de renationaliser EDF), la liste des échecs et enlisements de l’UE peut sembler si longue à certains que désormais « les conditions sont mûres pour un grand changement en Europe ». C’est en tout cas la position de Jean-Luc Mélenchon, le mieux placé des candidats de gauche à l’élection présidentielle. Il ne prône plus la « sortie des traités » comme il y a cinq ans, mais un rapport de force passant par des clauses d’« opt-out » vis-à-vis des règles européennes qui empêcheraient l’application du programme de La France insoumise (LFI). « Mon sujet, c’est d’abord de rétablir notre souveraineté, à partir de deux clauses essentielles : la non-régression sociale, écologique et démocratique, et l’alignement sur les normes les mieux-disantes », a-t-il expliqué au Monde.
Macron, le Clinton français ?
Cet enlisement de l’UE, et le manque de résultats d’Emmanuel Macron, à qui la faute ? D’un côté, au style du président lui-même. Sa tendance à foncer et à cliver, avant même d’avoir bâti un consensus ou des coalitions solides. Depuis 2017, il a souvent manqué d’alliés européens pour concrétiser ses ambitions. De l’autre, au fonctionnement de l’UE à 27, si différent de l’Union à douze ou même quinze États membres. Sur de nombreux sujets, les divisions peinent à être surmontées avec les jeunes démocraties d’Europe de l’Est, et dans cette Union si vaste aux coalitions désormais changeantes au cas par cas, le couple franco-allemand est bien moins moteur que par le passé (du fait aussi de l’accroissement de ses propres divergences). Mais entre les deux, et si cela tenait surtout à la France elle-même ? Et à son talon d’Achille : l’industrie. Affaiblie par sa désindustrialisation dans le marché unique et la mondialisation, a-t-elle encore les moyens de ses ambitions, en tout cas celles affichées par son président actuel ?
Bien que l’impératif de réindustrialiser soit désormais partagé par tous, ce qui n’était pas le cas avant le Covid, la désindustrialisation a continué ces dernières années. En 2021, malgré sept pour cent de croissance du PIB et des centaines de milliers d’emplois créés dans l’Hexagone, l’industrie en a encore perdu 38 000. Le ministre de l’Économie Bruno Le Maire vient de déclarer que l’Europe est « peut-être allée trop loin dans les délocalisations industrielles », reste que son gouvernement continue à s’en tenir à la doxa néolibérale en laissant les fonderies et autres sous-traitants automobiles être délocalisées en Europe centrale, en Espagne ou en Turquie. Et le patron du constructeur Stellantis (ex-Peugeot-Citroën), Carlos Tavares, parle de risque de « casse sociale » dans un avenir proche. C’est dire.
Le juge de paix de ce décrochage industriel est le déficit commercial. Durant le quinquennat, au cours duquel M. Macron n’a cessé de vanter l’attractivité retrouvée du pays, il a augmenté de 48,1 milliards d’euros fin 2016 à 87,4 milliards fin 2021, record historique. Le haut-commissaire au Plan, François Bayrou, a récemment tiré la sonnette d’alarme. Exportant des matières premières et important désormais des produits transformés « dans de nombreux secteurs », la France a « une structure commerciale digne d’un pays en développement », a déploré ce centriste, pourtant allié de M. Macron. Sans compter que la balance des paiements courants est elle aussi très déficitaire. « Dans le partage de plus en plus marqué entre pays détenteurs et pays détenus, la France s’installe dans le camp peu enviable des pays détenus », regrette l’économiste Jean-Marc Daniel.
Alors que l’Allemagne repousse toute tentative française d’avoir une politique commerciale européenne moins libre-échangiste, la France espère avancer pendant sa présidence sur l’autorisation de subventionner des secteurs stratégiques (Piiec) en dérogeant aux règles des aides d’État (hydrogène, santé, cloud, semi-conducteurs). Mais la désindustrialisation n’est-elle pas déjà devenue hors de contrôle ? Comme dans les années 1990 aux États-Unis où Bill Clinton créait certes des emplois dans le commerce, les services et la finance, mais en laissant filer le déficit commercial ? Quand on voit la trajectoire démocratique et géopolitique récente du pays, cela interroge sur le rôle de la France à l’avenir dans l’UE.
Dans une ancienne version de cette article, le nombre des État-membres de l'UE était indiqué de 28 au lieu de 27.