Quand l’argent ne fait plus le bonheur

Effet de satiété

d'Lëtzebuerger Land du 09.03.2018

La recherche d’un bonheur libéré du matérialisme de la société de consommation était un des thèmes majeurs du mouvement étudiant de mai 1968. Un demi-siècle plus tard, les chercheurs se demandent toujours quel rôle joue l’argent dans le bonheur de nos contemporains. Une question lancinante est de savoir si ce dernier augmente indéfiniment avec la richesse, ou s’il existe un point de satiété, à partir duquel des revenus plus élevés ne mènent pas forcément à un plus grand bien-être.

Il y a huit ans, en mars 2010, des chercheurs des universités britanniques de Warwick et de Cardiff publiaient une étude qui devait connaître un grand retentissement, portant le titre « Money and happiness : rank of income, not income, affects life satisfaction ». Ils y cherchaient à expliquer pourquoi, dans les pays riches, le gens ne se sentaient pas plus heureux au fil du temps, comme cela ressortait de plusieurs sondages, alors que pendant plusieurs décennies la croissance économique quasi-ininterrompue avait conduit à une augmentation substantielle des revenus nominaux et réels.

Leurs travaux ont pu établir qu’il ne suffisait pas d’avoir un revenu élevé pour être heureux : il faut aussi être sûr d’être mieux payé que ses amis et ses collègues de travail. « Gagner un million de livres par an ne semble pas suffisant pour vous rendre heureux si vous savez que vos amis gagnent tous deux millions », déclarait alors Chris Boyce, du département de psychologie de l’université de Warwick, un des auteurs de l’étude.

Le bonheur serait donc affaire de comparaison, en n’étant pas lié au revenu en valeur absolue mais à son niveau relatif, par rapport à des personnes du même sexe, âge et de niveau d’éducation comparable au sein d’une zone géographique donnée. Leur conclusion était assez pessimiste : l’enrichissement général de la société n’augmenterait pas nécessairement le bonheur des individus, tant que les différences initiales existent et que le « rang de leur revenu » dans la hiérarchie sociale ne progresse pas.

Quelques mois plus tard, en septembre 2010, ces résultats étaient complétés par un article dû à Daniel Kahneman, prix Nobel d’économie en 2002, et à un de ses collègues de la prestigieuse américaine de Princeton, Angus Deaton (« High income improves evaluation of life but not emotional well-being »). La question était ici de savoir si « l’argent achète le bonheur », en considérant deux aspects différents : le bien-être émotionnel, qui désigne la qualité de l’expérience quotidienne d’un individu (fréquence et intensité des expériences de joie, de stress, de tristesse, de colère et d’affection qui rendent sa vie agréable ou désagréable) et « l’évaluation de la vie », qui fait référence au regard que les gens portent sur leur vie passée et présente, et se traduit par un certain état de satisfaction globale.

En s’appuyant sur l’indice de bien-être Gallup-Healthways, lui-même construit à partir d’un panel de mille citoyens américains, les auteurs ont observé que l’évaluation de la vie était très corrélée au revenu et à l’éducation tandis que les émotions quotidiennes étaient davantage liées à des facteurs tels que la santé ou la vie familiale. L’évaluation de la vie augmente régulièrement avec le revenu, tout comme le bien-être émotionnel, mais, dans ce dernier cas, pas au-delà d’un revenu annuel d’environ 75 000 dollars. Une rémunération élevée procurerait donc une grande satisfaction quant à la manière dont on a mené sa vie, mais ne serait pas forcément un gage de bonheur au quotidien. À l’autre bout de l’échelle, un revenu modeste ou moyen est associé à une faible évaluation de la vie en même temps qu’il « exacerbe la douleur émotionnelle associée à des malheurs tels que le divorce, la mauvaise santé et la solitude ».

Les travaux menés en 2010 étaient limités à des populations anglo-saxonnes. En février 2018 ont été présentés, dans un article de la revue académique américaine Nature Human Behaviour, les résultats d’une vaste étude mondiale sur le bonheur. Les observations ont porté sur 1,7 million de personnes de plus de quinze ans, interrogées dans 164 pays par l’institut Gallup entre 2005 et 2016. Au Luxembourg, l’échantillon cumulé a été de 8 000 personnes, davantage qu’en Suisse (6 500) ou au Portugal (7 000).

Les auteurs, quatre chercheurs de l’université de Purdue, à West Lafayette dans l’Indiana, ont repris le même cadre d’analyse que Kahneman et Deaton. Dans leur article, intitulé « Happiness, income satiation and turning points around the world », ils parviennent à chiffrer précisément les « niveaux de saturation » pour plusieurs régions du monde.

Pour l’évaluation de la vie, le revenu critique est de 95 000 dollars par personne, calculé en parité de pouvoir d’achat. Pour le bien-être émotionnel, il va de 60 000 dollars quand on évoque des aspects positifs (environ 70 pour cent des cas) à 75 000 dollars (critères négatifs). Au-delà de ces montants, les ressentis de bonheur diminuent, surtout pour l’évaluation de la vie où une nette baisse de la satisfaction est observée un peu partout. Pour le bien-être émotionnel, il s’agit plutôt d’une stagnation ou d’un ralentissement.

D’importantes différences existent naturellement sur le plan géographique. Pour l’évaluation de la vie, le niveau le plus élevé est atteint en Australie et Nouvelle-Zélande avec 125 000 dollars, mais il est aussi supérieur ou égal à 100 000 dollars en Europe de l’ouest et du nord, en Amérique du nord, au Moyen-Orient et en Asie de l’est. En revanche il ne dépasse pas 45 000 dollars en Europe de l’est, en Afrique et en Amérique latine. Tous pays confondus, des disparités apparaissent aussi selon le niveau d’éducation : la satiété apparaît à 70 000 dollars pour les personnes les moins éduquées et à 115 000 dollars pour celles ayant suivi des études supérieures.

Selon les auteurs, la confirmation au niveau mondial des travaux de Kahneman et Deaton s’explique d’abord par le fait que l’accumulation de biens matériels permise par l’augmentation du pouvoir d’achat génère des frustrations, une fois passée la phase d’euphorie liée au « primo-équipement ». Pour gagner davantage il faut travailler plus, ce qui implique moins de loisirs et moins d’occasions d’épanouissement dans sa vie privée, sans compter les tracas spécifiques que subissent les détenteurs de patrimoines et de revenus élevés. Par ailleurs les chercheurs américains estiment, comme leurs homologues britanniques en mars 2010, que la satisfaction d’avoir atteint un certain niveau de vie peut être altérée par une comparaison défavorable avec autrui.

Finalement, ils considèrent que les déterminants du bonheur semblent identiques à travers le monde, même si les niveaux de satiété varient d’un pays ou d’une région à l’autre.

À ce propos, les auteurs de l’étude disent avoir été surpris par ces seuils, qu’ils pensaient être plus élevés. Mais, curieusement, ils ne relèvent pas que, selon la Banque Mondiale, le revenu net moyen par habitant n’était de que 10 307 dollars en 2016, avec des niveaux très faibles (moins de 1 600 dollars) en Afrique ou en Asie du sud ! Même dans les pays développés, comme au Luxembourg où il s’élevait à 71 600 dollars, il est largement en-dessous du seuil de satiété déclaré par les participants au sondage Gallup. Même si, en pareil cas, il aurait été préférable de connaître la médiane ou les quartiles plutôt que la moyenne, il reste qu’une proportion importante de la population du globe est loin d’atteindre le niveau de revenu à partir duquel des effets négatifs viendraient altérer leur bien-être.

Georges Canto
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