Rôle social et responsabilité sociétale : un entretien avec le directeur Gilles Rod sur l’Œuvre et son action

Facilitateur

d'Lëtzebuerger Land du 09.03.2018

d’Land : À 44 ans, vous êtes depuis septembre 2017 le premier directeur de l’Œuvre nationale de secours Grande-Duchesse Charlotte, après avoir passé seize ans dans le secteur social – au CNDS (Comité national de défense sociale) et à l’ATP (aide aux personnes malades psychiques)... De demandeur d’aides financières, vous êtes passé du côté du distributeur. Que représente ce changement de perspective pour vous ?

Gilles Rod : C’était un choix difficile à faire. J’adorais travailler dans le secteur social et je connaissais l’Œuvre en tant que bénéficiaire. J’ai toujours apprécié le fait que son aide soit moins bureaucratique et moins formaliste que celles de l’État, ce qui a fait de cet organisme un véritable turbo pour lancer de nouvelles idées, un moteur de l’innovation sociale. Quand j’ai été abordé pour ce poste de directeur, cela m’a semblé une suite logique de faire ce pas de l’autre côté de la barrière. De part mon expérience, je sais départager les bons des mauvais projets.

Au plus tard depuis 2009 et la réforme de la loi qui le régit, l’établissement public qu’est l’Œuvre a fait beaucoup d’efforts en ce qui concerne la transparence et la professionnalisation de son organisation – une dizaine de personnes y travaillent désormais et toutes les informations et tous les bilans sont publiés en-ligne. Pourquoi est-ce important ?

Parce que nous gérons de l’argent public, qui provient de la Loterie nationale. Je considère que cet argent est celui des citoyens, il est donc essentiel de le gérer de manière responsable. En ce moment, nous nous posons beaucoup de questions sur l’impact social ou sociétal des projets que nous soutenons, si l’argent est effectivement utilisé à bon escient. Je vous donne un exemple : si une association sans but lucratif reçoit une aide financière pour acheter une camionnette censée servir à amener les enfants qu’elle encadre chez le pédiatre, mais qu’en réalité, il s’avère que cette camionnette est utilisée pour, disons, aller vendre des poulets sur le marché, ce n’est pas une bonne utilisation de notre soutien financier. Or, je considère que notre rôle doit aussi être de vérifier que l’argent arrive non seulement chez l’asbl demanderesse, mais aussi chez le bénéficiaire réel auquel il était destiné. Nous voulons arriver à un contrôle plus rigoureux sur ce plan-là, et pour ce faire, il nous faut les moyens humains et logistiques pour accomplir cette tâche. Nous nous voyons en premier lieu comme partenaire de nos bénéficiaires, qui les assiste dans l’optimisation de leur projet. Ainsi, nous avons par exemple travaillé avec le Liser [Luxembourg Institute of Socio-Economic Research, ndlr.] afin de développer une méthodologie. Il m’importe de dire que nous ne faisons pas cela contre nos bénéficiaires, mais afin de mieux pouvoir saisir où va l’argent.

En outre, l’agrandissement de l’équipe nous permet aussi de mieux assumer le rôle de secrétariat permanent des projets, qui encadre les bénéficiaires du premier contact en passant par l’articulation des besoins jusqu’à l’exécution du projet. Je vois notre administration comme une charnière entre les demandeurs et le conseil d’administration, qui prend les décisions. Ce développement se situe donc dans la continuité de la modernisation de l’Œuvre, qui fêtera bientôt ses 75 ans. Nous ne voulons plus simplement être un financier, mais un véritable facilitateur, qui assiste les différents secteurs avec son savoir-faire, des formations ou des événements de networking. À moyen terme, nous envisageons même de mettre en réseau les différents secteurs, de les faire se rencontrer pour encourager de nouvelles collaborations. Je sais qu’il y a une demande pour cela, que les associations sont à la recherche d’un lieu neutre, sans agenda politique.

Les bénéfices de la Loterie nationale – 23 millions d’euros en 2016, derniers chiffres disponibles – constituent-ils un revenu sûr et durable ?

La Loterie nationale fait des efforts constants pour que ce chiffre reste élevé, par exemple en lançant régulièrement de nouveaux jeux. Euro Millions a beaucoup contribué à la popularité des jeux. Mais en même temps, les bornes de jeux illégales qu’on trouve dans les cafés nous font beaucoup de soucis.

En 2016, l’Œuvre a distribué plus de 35 millions d’euros d’aides, c’est énorme (en 2012, ce n’étaient que 17 millions). Le législateur fixe un certain nombre d’aides obligatoires, notamment à des acteurs sociaux – 6,9 millions d’euros pour le Fonds national de solidarité, 3,5 millions pour les Offices sociaux communaux, 1,15 million pour la Croix Rouge, la Caritas et la Ligue médico-sociale respectivement... En tout, presque seize millions annuels sont attribués d’office. L’Œuvre est ainsi un acteur social incontournable, participant à la redistribution sociale.

Oui, certainement. Nous avons pleinement conscience de notre rôle, et de la responsabilité que cela implique, aussi bien dans le secteur social, que dans le sport – le COSL reçoit une aide fixe d’un million d’euros par an –, l’environnement ou la culture : les 600 000 euros du Focuna proviennent de nos caisses.

Le reste des aides, ponctuelles, est attribué par le Conseil d’administration présidé par Pierre Bley et fort de treize membres, ainsi que par différents jurys, comme par exemple celui du fonds Start-Up, dans le secteur culturel, selon des axes développés via des débats et table-rondes avec des experts sectoriels. Les sommes qui y sont distribuées peuvent aussi être tout à fait appréciables, dépassant plusieurs millions d’euros – si le projet est jugé bon. Est-ce la bonne voie que de s’appuyer ainsi sur un réseau ?

Je trouve que oui. La démarche des table-rondes sectorielles me plaît ainsi particulièrement – d’ailleurs nous en avons une cette semaine, sur l’accès aux espaces de création [voir ci-contre, ndlr.]. À mes yeux, c’est la meilleure manière que d’être à l’écoute de la société civile, pour sonder ses besoins réels, en en impliquant des représentants que ce soit lors de ces débats ou dans nos différents jurys et groupes d’experts. Notre dernier appel à projets, Yes we care, dans le domaine de l’économie circulaire, a ainsi permis de définir une dizaine d’asbl, souvent très jeunes, qui peuvent réaliser leurs idées grâce aux 920 000 euros que nous leur attribuons. Ces appels à projets permettent à chaque fois de rencontrer des associations ciblées que nous ne connaissions pas encore et qui sont à mille lieues des « usual suspects ».

Justement, à intervalles réguliers, l’Œuvre se donne un thème prioritaire, comme Mateneen en 2015, qui était consacré aux projets ayant trait aux migrations. Ainsi, elle rend des projets possibles – quinze millions d’euros y furent versés à 80 projets aussi divers que l’accueil, le logement ou la culture, dont certains s’étendent jusqu’en 2020 –, et lance aussi des idées (et parfois des vocations). Quelle est la suite de ces projets ? N’existent-ils que le temps que dure l’aide financière de l’Œuvre ou seront-ils repris grâce à des aides durables de certains ministères ? Faites-vous le suivi ?

Pour les projets de Mateneen, nous avons mis en place un « comité de suivi » qui vérifie l’exécution des projets, demande des rapports intermédiaires et finaux. Certains de ces projets, notamment culturels, sont achevés, d’autres s’inscrivaient dès le début dans la durée. Mais, bien que Mateneen ait été un engagement clair et net dès le début de ce qu’on appela la « crise des réfugiés », en 2015, il y avait une vie avant cet appel et il y en a une après. L’Œuvre a toujours financé des projets dans le domaine de la solidarité et de l’intégration et continuera à le faire. Sachant que, dans l’idée du « Mateneen » – qui veut dire « ensemble » – c’est effectivement l’aspect de communauté qui nous importe : ce sont des projets pour tous les groupes dans le besoin, aussi les Luxembourgeois – c’est important si on parle intégration.

Parmi les 80 projets de Mateneen, il y avait effectivement des expériences uniques, qui n’ont pas de redondance. Il y en avait d’autres que l’Œuvre a contribué à lancer et qui sont plus durables. Souvent, elles payent un ou plusieurs salaires. Pour ceux-là, il faut effectivement voir si un financement à moyen terme par le ministère de l’Intégration – ou un autre ministère – est envisageable. Les aides de l’Œuvre, très réactives et rapides, ne sont jamais que ponctuelles. Mais cela pose aussi la question de la professionnalisation des asbl, tout comme celle du bénévolat, sans lequel la société, surtout le secteur social, ne pourrait pas fonctionner.

Vous étiez dans la politique, membre du parti Déi Gréng, pour lequel vous avez même siégé deux ans au conseil communal de la capitale. En intégrant le poste de directeur à l’Œuvre, vous avez quitté tous les mandats politiques. Pourquoi ?

Parce que je veux être complètement neutre ici. J’aimais beaucoup siéger au conseil communal, et je ne l’ai pas quitté de gaieté de cœur. Mais je ne voulais pas que l’Œuvre soit soupçonnée d’avoir une couleur politique. Et il me semblait inconcevable de distribuer de l’argent d’une main et de demander des voix lors des élections de l’autre. Dès ma jeunesse, j’ai toujours été politisé, dans le sens d’une volonté de m’impliquer dans la société. Mais je ne suis pas très « politique politicienne », je n’ai jamais envisagé de faire de la politique mon métier.

En parlant politique : Est-ce que l’intervention financière conséquente de l’Œuvre n’a pas parfois comme effet pervers qu’il permet à l’État de se désengager de certains secteurs ? Je pense par exemple au secteur culturel, où les 600 000 euros que vous versez chaque année au Focuna, plus les 350 000 euros du fonds Start-Up (plus les millions d’euros d’aides ponctuelles comme le 2,9 millions attribués au Musée national de la Résistance) sont devenus vitaux : ce sont ces sommes qui permettent à la création d’exister...

Je ne sais pas quelles sont les ambitions de l’État dans ce domaine et ce n’est pas ma mission d’en juger. Je peux seulement parler de ce que nous faisons, par exemple dans le domaine culturel : le fonds Start-Up était une idée géniale parce qu’il aide vraiment et concrètement les jeunes artistes à se professionnaliser, en leur mettant le pied à l’étrier avec une aide assez conséquente. Rétrospectivement, on peut déjà dire que cela marche.

josée hansen
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