Réforme ? Non, Corinne Cahen (DP), la ministre de la Famille et de l’Intégration, ne veut pas vraiment parler de réforme. Vendredi dernier, le gouvernement en conseil a adopté le projet de règlement fixant l’allocation de vie chère (AVC) pour l’année 2018. Il prévoit d’adapter non pas la somme attribuée, mais le nombre de personnes éligibles pour recevoir cette aide annuelle unique. À partir de janvier, elle ne prendra plus en compte différentes allocations, notamment les allocations familiales, mais aussi celle de rentrée scolaire ou de naissance, dans le calcul du revenu global du ménage qui est pris comme base de la décision d’attribuer l’AVC ou pas. Les syndicats, notamment l’OGBL avaient, eux, demandé une augmentation de la somme attribuée, qui, parce qu’elle n’est pas indexée, aurait perdu jusqu’à seize pour cent de sa valeur. « Les syndicats demandent beaucoup de choses, ils voudraient aussi une sixième semaine de congé légal et une augmentation du salaire social minium, rétorque Corinne Cahen, mais ce ne sont pas les syndicats qui dictent notre politique. Nous voulons lutter concrètement contre la pauvreté enfantine et le phénomène des working poor, sans passer avec l’arrosoir. Ceci est une mesure concrète qui aide ce public-cible ».
L’allocation de vie chère a été introduite en 1983, alors sous le nom d’« allocation de chauffage », après le choc pétrolier de la fin des années 1979, afin d’aider les personnes les plus vulnérables de chauffer malgré tout leur logement. Il fallait alors concrètement soumettre les factures du combustible pour toucher cette aide après coup. À l’époque, ils étaient quelque 3 000 à toucher cette aide, dans une récente publication Econews consacrée au sujet, la Chambre des salariés parle d’un « grand afflux ». Lors de la deuxième crise du pétrole, au début des années 2000, l’allocation est modifiée, passant à une aide annuelle qui peut être payée durant l’année budgétaire et plus forcément à la fin de l’année. Le nombre de bénéficiaires croît pour dépasser les 5 000. En 2005, le montant de l’allocation de chauffage est augmenté, le nombre de bénéficiaires double et en 2008, nouvelle réforme, elle devient l’allocation de vie chère et est désormais touchée par 17 000 personnes.
Du beurre dans les épinards Pensée comme une aide d’appoint pour les ménages les plus pauvres, cette allocation devait permettre de payer les frais supplémentaires ayant trait, par exemple, au chauffage, à vêtir la famille etc. Elle doit être demandée chaque année auprès de la commune ou de l’office social local entre le 1er janvier et le 30 septembre et est ensuite versée, dans le mois qui suit, par le Fonds national de solidarité. Un barème public sur le site du FNS permet de voir si un ménage peut toucher l’AVC ou pas : une personne seule par exemple ne doit pas toucher plus de 2 002 euros bruts mensuels pour avoir droit à une aide de 1 320 euros annuelle, un ménage de cinq personnes ne doit avoir à sa disposition que 4 805 euros mensuels pour toucher une fois une aide de 2 640 euros (somme maximale). Le poids de l’allocation varie entre 2,8 et 5,5 pour cent du revenu annuel brut, ce qui est non-négligeable. Les revenus maximaux de base sont tels que sont en principe éligibles aussi bien les personnes qui touchent le RMG ou un complément que les personnes seules qui travaillent au salaire social minimum pour non-qualifiés (1 998 euros par mois actuellement). C’est l’argument avancé par le gouvernement de ne pas simplement augmenter la somme du RMG, comme le propose Robert Urbé de la Caritas par exemple, ce qui, à ses yeux, rendrait son attribution beaucoup plus facile pour tout le monde, au lieu de devoir réitérer sa demande chaque année.
Patrick Bissener est administrateur du Fonds national de solidarité et connaît bien le dossier. Il sait que la plupart des demandes arrivent en début d’année, souvent dès janvier, et que les bénéficiaires touchent alors leur aide dès le mois suivant. Durant les mois qui suivent, il y a des versements de plusieurs milliers de ces aides par mois, avant que leur nombre ne chute aux alentours de l’été. Selon les estimations de son service, 18 572 allocations de vie chère auraient été versées cette année (le dernier délai pour demander l’aide ayant été fin septembre). Selon les calculs de l’IGSS (Inspection générale de la sécurité sociale) pour le compte du FNS, la modification de la base de calcul de l’aide décidée vendredi par le gouvernement concernerait 2 200 personnes, surtout donc des familles avec enfants, dont les allocations ne seront plus prises en compte pour ce calcul. Selon le rapport annuel du FNS, le fonds a versé 36 millions d’euros en guise d’allocation de vie chère en 2016, à 21 228 bénéficiaires.
Problème de fond Or, même si l’allocation de vie chère est certes une aide d’appoint qui permet aux ménages de boucler les fins de mois, de payer les doudounes aux enfants pour passer l’hiver ou de remplacer enfin cet électroménager qui a rendu l’âme, la question essentielle est beaucoup plus fondamentale : comment enrayer plus durablement la paupérisation d’une frange de plus en plus importante de la population autochtone ? En octobre, le Statec a prouvé dans son rapport Travail et cohésion sociale, qu’en 2016, une personne sur cinq était en risque de pauvreté et d’exclusion sociale, taux qui serait de 44,5 pour cent sans transferts sociaux. Les populations les plus vulnérables sont les familles monoparentales, dont quarante pour cent sont en risque de pauvreté. Douze pour cent des personnes qui ont un emploi sont des working poor, donc qui travaillent et touchent un salaire, mais sont quand même en-dessous du risque de pauvreté. En plus, et malgré l’arrivée des High-net-worth-individuals si prisée par le gouvernement, le salaire médian en-dessous duquel on est statistiquement en pauvreté a chuté à 1 689 euros par mois.
Pour Robert Urbé, porte-parole de la Caritas, cette augmentation du risque de pauvreté au Luxembourg est un phénomène inquiétant qu’il observe depuis le milieu des années 1990. « Surtout, dit-il, nous constatons que c’est un phénomène qui touche désormais aussi les ménages qui se situent dans ce qu’on appelle classiquement les classes moyennes. Comme si les conséquences de la crise impactaient désormais aussi les budgets des ménages du milieu de l’échelle des salaires. » Et les statistiques sur le risque de pauvreté ne considèrent que la partie des revenus, pas celle des dépenses des budgets, avec des loyers prohibitifs par exemple. « Nous voyons des familles dont plus de quarante pour cent du revenu initialement disponible vont dans les loyers… Et si le revenu initial était déjà très bas, c’est de l’argent qui manque tragiquement. »