Théâtre

Les derniers hommes

d'Lëtzebuerger Land vom 20.10.2023

Créée cette année avec un vif succès au Festival d’Avignon off par le Théâtre National du Luxembourg, la pièce Les Crabes (1971) investit le TNL pour le centenaire de la naissance de l’auteur, Roland Dubillard, dont on se souviendra que Marc Olinger avait monté Les Diablogues au Théâtre Ouvert Luxembourg. Une occasion de faire revenir au Luxembourg le fameux comédien Denis Lavant et Maria Machado, la veuve de l’auteur

L’auteur et comédien Dubillard, le roi des mots, proche de Raymond Devos, s’inscrit dans la lignée des auteurs de l’absurde, qui créent un univers, pour autant moins radical que ceux d’Eugène Ionesco et de Samuel Beckett. Dans Rhinocéros par exemple, les pachydermes bousculent la vie des gens, certains se transforment carrément en bêtes, alors que dans Les Crabes, les jeunes gens mangent des crabes, la jeune femme en particulier, qui lui restent en travers de la gorge et la rongent de l’intérieur. Drôle de situation qui inquiète aussi : celle des hommes-crabes, qui gardent en eux des qualités humaines.

Dans sa pièce que l’auteur qualifie de cauchemar comique, un jeune couple paumé (Nèle Lavant et Samuel Mercer) loue pour des raisons financières leur villa Le Crabe près de la mer, à un couple plus âgé, excentrique et finalement dévastateur, Monsieur et Madame (Maria Machado et Denis Lavant), les derniers hommes, qui vus de l’extérieur gardent leur apparence d’hommes, accompagnés de leur chien. « Quel amour de chien ! Il n’est jamais là mais on s’attache à lui. » Outre leurs locataires, les jeunes gens attendent aussi, tout en mangeant de petites crabes, le plombier pour réparer une fuite dans la baignoire.

Situation assez simple, pourtant inquiétante dès le départ, qui va se transformer en cauchemar. Cela bascule dans le rire à certains moments, mais cela se termine en catastrophe, que le jeune couple n’arrive pas arrêter moyennant une pause dans le développement, proposée pour redresser la situation qui se dégrade inexorablement.

L’eau qui fuit rejoint finalement la mer, qui est suggérée par des projections très réussies sur plusieurs panneaux de fond de scène (responsable des visuels et des costumes : Maya Mercer). Les personnages se réfugient souvent sur une construction en métal d’un côté, de l’autre sur un lit ou – très belle scène -– dans une baignoire devenue barque. La scénographie évocatrice, rehaussée de beaux effets-lumière de Daniel Sestak, étant griffée Christoph Rasche. La plupart des scènes sont plongées dans un bleu nuit quelque peu inquiétant, les personnages se détachant de ce cadre qui leur confère un air de mystère, telle l’entrée remarquable de Monsieur et Madame, lui avec une valise débrayée à la main, elle abritée sous un parapluie, les deux surgis comme d’un no man’s land.

Roland Dubillard, en tant qu’auteur, insiste sur le mot, dans cette pièce, les crabes, les moustiques, l’eau qui fuit, des mots qui entraînent des malentendus puis des catastrophes, éloignant les êtres les uns des autres et leur faisant perdre peu à peu leur humanité. La mise en scène très réussie, aux images fortes, de Frank Hoffmann insiste sur le jeu des comédiens, sur leurs déplacements sur le plateau ou sur les éléments du décor. Les acrobaties de Samuel Mercer et son talent de parler en même temps sont remarquables, sur leurs mimiques. Dans ce contexte celle de Denis Lavant en particulier est fulgurante, il réussit à faire parler son corps cela avec une souplesse étonnante. Les deux actrices se déplacent davantage à même le plateau, leurs mimiques sont suggestives et nuancées.

Dans la création au rythme enlevé, se glissent certains moments plus calmes, accompagnés de la création musicale discrète et appropriée de René Nuss, des moments vécus comme une halte, qui permet au spectateur de respirer avant la descente finale.

De cette œuvre cocasse de Dubillard, marquée par une créativité verbale et de l’humour noir, suscitant un rire discret ou franc, se dégage aussi, parfois sous-jacente au rire, de l’inquiétude voire de l’angoisse face à un monde incompréhensible et déshumanisé, qui s’achemine vers le dénouement, imprévisible d’abord, mais qui finit par déraper – malgré la résistance du jeune couple – par la perversion de Madame et Monsieur qui culmine dans un carnage féroce. Finalement le plombier, tel un sauveur ultime, arrive mais trop tard.

Même si Roland Dubillard se moque de tout et met en évidence la méchanceté des hommes, il a le don de glisser, dans cet univers inhumain et prémonitoire, un grain de poésie, une bonne dose d’humour et des pépites d’humanité. Les Crabes, un spectacle grotesque qui suscite le rire et incite à la réflexion.

Josée Zeimes
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