Christian Fuchs, l’héritier

d'Lëtzebuerger Land du 09.08.2024

Chaque année, aux environs de Noël, la galerie PJ poste un appel à projet dont l’heureux récipiendaire sera accueilli à Metz pour y dévoiler ses œuvres. Alors que nombre de galeristes exposent des artistes dont ils connaissent déjà le travail, ce type de concours tourné vers l’extérieur fait place au hasard, à l’inconnu, à la surprise de découvrir un plasticien que l’on ne connaissait pas encore. Briser les cercles peut être en effet pertinent à l’heure où les algorithmes et les réseaux culturels nous obligent à tourner infiniment en rond.

Invité à séjourner plusieurs jours à Metz, Christian Fuchs, gagnant de l’édition 2024, voit son œuvre photographique faire l’objet d’une exposition, intitulée Intrinsèque. Issu d’une lointaine lignée aristocratique installée au Pérou, le trentenaire aux cheveux longs et aux yeux clairs a choisi d’endosser pleinement l’héritage de sa longue et vénérable ascendance. Pour ce faire, Fuchs se sert de supports ayant appartenu à sa famille : des lettres, mais surtout des tableaux et (plus rarement) des photos d’époque ayant fixé dans ses moindres détails une présence humaine, parfois à plusieurs siècles d’intervalles. Ainsi a été réunie une grande variété de poses corporelles, de vêtements, de coiffes et d’accessoires : autant de traces visuelles qui le renseignent sur la vie de ses aïeux. L’artiste sud-américain recueille aussi les histoires de ses ancêtres que sa grand-mère, qui l’a élevé, lui a conté durant son enfance. D’où la nature en quelque sorte archéologique de ce projet, la photographie étant chargée de redonner vie à une apparence ; les titres donnés à ces photos renvoient d’ailleurs à l’identité de chaque parent représenté. Fuchs pousse le fétichisme jusqu’à s’entourer d’une équipe attelée à la fabrication des décors, des vêtements, du maquillage et des bijoux, pour être le plus fidèle possible dans son travail de reconstitution historique. Ainsi, pour le double portrait de ses arrières-arrière-grands-parents (Constantin & Fuchs, 2023), l’artiste fait réaliser une broche et des costumes à partir des étoffes originales. Il se charge de peindre les décors qui servent de fonds à ses clichés et de concevoir la confection des encadrements de ses photographies. La mise en scène du pouvoir aristocratique devient, avec Christian Fuchs, mise en scène artistique.

Il résulte de cette démarche une esthétique sophistiquée, aux sujets résolument anachroniques, où la photographie feint d’épouser l’apparence de tableaux soigneusement théâtralisés. Christian Fuchs prête ses traits aux membres de sa famille pris pour modèle, hommes ou femmes, indifféremment. Émergent ainsi d’étranges « autoportraits », terme qu’il faut entendre ici dans un sens extensif, puisque Fuchs est moins l’interprète de lui-même que des membres de sa famille. Des autoportraits paradoxalement collectifs, donc : façon de nouer de mystérieuses formes de symbiose intergénérationnelle et d’atavismes qui se manifestent au présent.

Le travail de Christian Fuchs ne se limite toutefois pas à un jeu d’imitation. Il déborde en effet la sphère stricte de la représentation artistique en allant jusqu’à incarner la vie de ses aînés. Une expérience de vie – ou une performance ? – confondante qu’il mène en se basant sur les archives en sa possession (lettres, journaux intimes). Il lui est par exemple arrivé, au cours de cette phase de recherche documentaire, de se nourrir des mêmes aliments que ses illustres prédécesseurs, quand il ne partage pas leurs lectures ou leurs méditations lorsque celles-ci ont été consignées par écrit. L’artiste revendique volontiers cette dimension métaphysique au sein de son œuvre, comme s’il y avait une sédimentation mémorielle qui se transmettait de génération en génération : « Je crois qu’en tant qu’êtres humains, nous portons la mémoire de nos ancêtres ; par conséquent, il y a des souvenirs de différents ancêtres qui voyagent dans le temps et s’installent dans les corps de leurs descendants. Par la performance, je suis capable de revivre les souvenirs de mes ancêtres, comme si je devenais eux-mêmes. », confie-t-il dans l’entretien réalisé par la galerie PJ. Le fait d’interpréter lui-même chaque membre de sa famille l’impose comme le dépositaire privilégié de cet héritage.

On pourrait adresser à l’artiste les critiques que l’on objecte plus généralement à sa caste : une fermeture à son environnement social, un conservatisme sans imagination, rigide et désuet. Mais on peut reconnaître aussi dans la démarche anachronique de Christian Fuchs une évidente portée critique, au sein d’un monde ayant perdu le sens de la mort et où les écarts générationnels se creusent, accélérés par l’avènement des nouvelles technologies. Face à l’oubli qui guette, l’œuvre de Fuchs a le mérite de rappeler le lien de solidarité qui existe entre les vivants et les morts. Lesquels ont toujours été plus nombreux sous terre qu’à la surface du globe. Sa quête généalogique s’inscrit pleinement dans les perspectives de l’art contemporain : en témoignent son goût du travestissement, sa volonté d’enjamber les genres, qu’ils soient sexués ou artistiques, puisque son œuvre photographique subvertit le masculin et le féminin autant qu’elle intègre des éléments théâtraux et picturaux, parmi d’autres. On songe enfin aux expériences de métempsycose – soit la possibilité d’expérimenter d’autres âmes que la nôtre – que font les personnages chez David Lynch (Lost Highway notamment). Christian Fuchs, nouvel Orlando ?

Exposition Intrinsèque de Christian Fuchs
à la Galerie PJ à Metz, jusqu’au 31 août

Loïc Millot
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