On ne rappellera jamais assez, ou trop, que la revue britannique Sight and Sound a désigné, non, sacré, en décembre 2022, Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles, comme meilleur film de tous les temps dans son classement décennal. Chantal Akerman, la cinéaste belge née en 1950, l’a tourné en 1975, à un très jeune âge donc, et avec beaucoup de courage et autant de perspicacité. Delphine Seyrig lui avait fait confiance pour le rôle de cette mère de famille, ménagère au long de deux cents minutes. Sacre amplement mérité pour l’engagement féministe des deux, il y a quand même une cinquantaine d’années, qui a fait se demander au critique du Monde à l’époque comment dire chef-d’œuvre au féminin. Pour la radicalité du propos, cette plongée incessante dans les tâches quotidiennes, les rites pour vaincre l’ennui, l’absurde, jusqu’au dérèglement final, le meurtre du troisième client de Jeanne qui se prostitue comme elle fait la cuisine, jusqu’au moment de l’intrusion subite du plaisir, de la vie. Les dernières images montrent Jeanne assise à la table du salon, avec des traces de sang sur la chemise, les mains. Elle a basculé, vers quoi, ça reste ouvert.
L’exposition sur Chantal Akerman, Travelling, au Bozar – Palais des Beaux-Arts, à Bruxelles, ces derniers mois, qui sera reprise à Paris, fin septembre, au Jeu de Paume, a ramené à un (autre) épisode caractéristique, lui carrément originel, générateur : Treize minutes, dans un 35 mm en noir et blanc, de 1968, où une jeune femme, la réalisatrice elle-même, s’enferme dans son appartement de HLM, s’adonne à toutes sortes de nettoyages avant de faire tout exploser, la tête posée sur la gazinière. Cela s’appelle Saute ma ville, du Chaplin, du Keaton, avant le drame, le burlesque avant le tragique : Akerman, adepte de pareil glissement, renversement.
Avant, il n’y avait eu que quatre films en 8 mm standard pour l’entrée à l’Institut national supérieur des arts du spectacle. Après, elle quitte Bruxelles pour Paris, c’est là, pense-t-elle, qu’on écrit des romans, dans une chambre de bonne. Et il est vrai que ses films sont et resteront comme des romans (d’ailleurs n’ont-ils pas une étrange parenté avec la littérature qui se fait au même moment). On vient de publier, chez l’Arachnéen, un coffret de trois volumes, les deux premiers comprenant L’Œvre écrite et parlée de Chantal Akerman, le dernier une présentation, des informations, des commentaires. Eh bien, tant de ces textes, les scénarios en premier, se lisent comme de la littérature justement, irais-je jusqu’à dire me trouver des fois dans Duras (et d’autres noms peuvent de même venir à l’esprit).
Il y a également des entretiens qui jettent une belle lumière sur la cinéaste et ses films. Toujours la relation des images et des phrases, passage avec Godard par exemple, en 1980, où elle dit écrire très précisément ce qu’elle veut montrer. Ajoutant, au grand dam du Suisse, qu’il est plus facile de faire des images que des phrases… « Il y aura (toujours) quelque chose sur la pellicule, tandis que l’écriture, il faut tirer chaque mot ». Ailleurs, tant de choses s’éclairent, de même dans le catalogue de l’exposition, par exemple où son opérateur cadre pour Un jour Pina a demandé, documentaire sur la chorégraphe de Wuppertal, évoque la Shoah (et la mort d’une partie de la famille de Chantal Akerman), et d’un coup le jugement de la cinéaste prend tout son sens, qui n’arrive pas à définir ce qui ressemble peut-être à du bonheur, elle ajoute qu’à des moments, « elle doit se défendre de ce qui est exprimé, fermer les yeux, et je ne comprends pas pourquoi… ».
Littérature, cinéma, un autre pas a été franchi, dès 1995, avec une première installation de 24 moniteurs en triptyque, un dernier où Chantal Akerman s’exprime en voix off. Et dans son œuvre ultime, Now, cinq écrans suspendus « pour un vrai face-à-face avec les images », c’est du côté de Venise et des arts plastiques que le monde la retrouve, en 2015, peu de temps avant qu’elle ne décide de nous quitter définitivement. Avec Jeanne Dielman, la romancière et cinéaste s’était étendue d’emblée dans le temps, elle l’a fait alors dans l’espace, « ça vous intéresse d’être dans la transgression », lui avait demandé Godard, « oui probablement ».