En résidence (2)

Lieu de recherche, espace de vie

d'Lëtzebuerger Land du 02.08.2024

Les résidences artistiques ont le vent en poupe. Elles fleurissent et à l’heure des quartiers d’été nous avions envie de rencontrer des résidents pour recueillir leurs impressions (d’Land, 26.07.2024). Nous reprenons la route avec une deuxième halte, le 23 juillet, au Casino Display à Luxembourg-Ville, pour rencontrer le plasticien franco-algérien Ludovic Hadjeras qui, depuis début mars, vit et travaille in situ (l’artiste préfère utilisier les minuscules: ludovic hadjeras). Pour sa restitution (sa résidence se termine), il a monté l’expo sleeping swift, slipping – falls à découvrir jusqu’à ce samedi 3 août. Si les animaux en général habitent son œuvre, ses recherches d’écriture et plastiques, « les oiseaux y ont toujours une place prépondérante » nous explique-t-il. Les martinets notamment, leurs mouvements, leurs migrations. Ses rencontres avec les oiseaux, ici ou en Algérie, sont cette fois le sujet même de son projet de résidence.

Nous le retrouvons dans ce Casino Display, dédié aux jeunes artistes, qui sert à la fois de studio, lieu de travail et galerie. Il nous accueille avec Charles Rouleau, programmateur des lieux, qui tient à préciser : « Une expo n’est jamais une obligation pour le résident », tout en rappelant les débuts de la plateforme en 2021-2022. Ludovic Hadjeras (né en 1996 à Besançon) est, lui, familier du Casino Display pour avoir participé au premier Artistic Research Lab en septembre 2022 après avoir investi en 2019 le Casino Luxembourg avec le collectif No Name affilié à son ancienne école, la Haute école des arts du Rhin (HEAR).

En arrivant devant l’ancien Beim Engel, une inscription sur l’une des fenêtres attire l’attention : «Where should the birds fly after the last sky ? », mots extraits de The earth is closing on us du fameux poète palestinien Mahmoud Darwich. La citation (design Inès Hosni) est en anglais et en arabe, une version se lisant de l’extérieur, l’autre de l’intérieur, explique Ludovic Hadjeras qui pointe « la cohabitation de ces deux langues avec la langue luxembourgeoise » tout en montrant du doigt la devise nationale qui s’affiche de l’autre côté de la rue…

La « parole palestinienne » est au cœur de l’expo tout comme l’est l’Algérie, pays natal de son père, mais que Ludovic hadjeras n’a pourtant découverte qu’à 25 ans. Et, depuis l’an dernier, nous confie-t-il, « j’ai la nationalité algérienne alors que mon père et mon grand-père ne l’ont jamais eue ». Le plasticien nous parle de Moktar, ce père qu’il a perdu à 9 ans, ce plasticien qui l’a inspiré, cet amoureux des oiseaux qui lui a transmis sa passion. Il nous guide vers l’installation « appeaux à papa » et en particulier vers cet oiseau en résine, phosphorescent, que Hadjeras avait exposé à Montbéliard déjà en hommage à ce père. Sur l’étagère au Casino Display, on remarque quelques Péckvillercher…

Une tradition luxembourgeoise que Ludovic Hadjeras découvre un mois après le début de sa résidence, le 1er avril, lundi de Pâques, alors que les oiseaux-siffleurs s’affichaient dans la vieille ville. On les retrouve encore dans son expo à travers un moule en plâtre (de 1958 !), prêt du potier Usch Biver, à côté de coucous d’horloges dénichés chez un antiquaire à Alger. D’autres oiseaux encore s’invitent sur les cimaises, représentés sur des dinars algériens recouverts de feuilles d’argent ou sur des timbres algériens de la fin des années 70 couvrant des enveloppes accompagnées d’images ou de « e-lettres » extraites du journal de bord de Ludovic Hadjeras.

Pendant sa résidence, il n’a presque pas quitté le pays. Depuis 2022, il n’a d’ailleurs plus d’atelier, il est itinérant. « Mon carnet est mon principal atelier » dit-il en le désignant sur la table. L’artiste aime le mouvement, travailler in situ, passer d’un environnement à un autre. « Les résidences de longue durée me permettent de développer le travail et prendre mon temps » souligne celui qui vit sur une ligne entre Amsterdam et Alger avec, sur sa trajectoire, d’autres villes comme Besançon, Marseille ou Luxembourg. Des lieux de résidence qui sont aussi ses espaces de vie.

Au Luxembourg, Ludovic Hadjeras a multiplié les rencontres, notamment avec des ornithologues de la réserve naturelle de la Schlammwiss à Schuttrange, zone humide qui abrite des oiseaux migrateurs de la fin du printemps au début de l’automne et où il a filmé et enregistré. Il a aussi organisé des workshops avec des élèves de trois lycées du pays.

Le plasticien a par ailleurs lancé moult invitations à des artistes, collectifs, amis, et organisé des événements. Il y a eu des films diffusés en simultané avec la galerie amie Rhizome d’Alger. Son directeur, Khaled Bouzidi, et l’artiste visuelle Lydia Ourahmane sont venus parler avec Ludovic Hadjeras de la place de l’Algérie dans leurs œuvres. Khaled Bouzidi, « un merveilleux passeur », a ramené le dessus d’une vieille table en bois d’un bureau de poste d’Alger, objet insolite recouvert d’autocollants d’oiseaux, à voir sur les cimaises du Casino Display.

Il y a eu enfin des discussions publiques avec le collectif palestinien Waassermeloun, pour « débattre du rôle de la politique dans l’art », du rôle de la culture dans les mouvements de libération de la Palestine, qui ont permis à différentes communautés de se rencontrer. Ludovic Hadjeras a créé un oiseau aux couleurs palestiniennes en impression riso, vendu au profit d’une association qui travaille à Gaza.

Et puisque le Casino Display est équipé d’une imprimante Riso, Ludovic Hadjeras s’attelle à une publication, « mes deux dernières semaines de résidence y sont consacrées » souligne-t-il alors qu’il nous guide dans l’expo. Au rez-de-chaussée, watching the fall capte le regard : un plan fixe provenant de la caméra installée par l’artiste sur la fenêtre de son studio dans l’espoir de capter l’envol des bébés martinets, « cela devrait se produire au cours des vingt prochains jours », précise-t-il… Toute autre atmosphère dans la cave pour l’inédit « lever de soleil sur les toits d’Alger », installation vidéo et sonore (sur fond de cris de goélands) où il en va d’un « revirement de l’espace », d’un jeu d’ombres et de lumières entre pierres et mur-falaise. Enfin, on s’attarde devant un vinyle accroché au mur. Il tourne en boucle sur un morceau à peine audible, To France de Mike Oldfield, où il est question de voyage, de traversée, de mer dangereuse, d’insularité… une chanson qui ramène Ludovic Hadjeras à cette Algérie dont le nom même signifie « les îles ».

Karine Sitarz
© 2024 d’Lëtzebuerger Land