Les musées, la plupart du moins, ont heureusement rouvert, le Centre Pompidou, à Paris, l’a fait le 1er juillet, avec l’exposition Christo et Jeanne-Claude – Paris !, prévue à la mi-mars, où l’accrochage était fait, était prêt, quand il a fallu fermer pour cause de Covid-19 et confinement. Entretemps, le dimanche 31 mai, à une quinzaine de son 85e anniversaire, Christo est mort à New York ; une part de tristesse donc en parcourant l’exposition, il en avait quand même suivi toute l’organisation. À commencer par l’idée de la réduire à la relation à Paris, notamment aux années entre 1958 et 1964, celles où il avait connu Jeanne-Claude, celles aussi d’une activité qui allait s’avérer la matrice ou le creuset de son œuvre futur.
En fait, l’hommage qui leur est rendu est en deux parties, la première présentant des œuvres créées justement dans ces années-là, la seconde nous amenant une dizaine ou vingtaine d’années plus tard, soit qu’on parte de l’idée de l’empaquetage du Pont-Neuf, soit qu’on arrive à sa réalisation, du 22 septembre au 6 octobre 1985. Oui, les choses avaient mis du temps, toute une exposition-dossier pour déployer ce qu’il avait fallu comme persuasion : approches, négociations, dessins et collages préparatoires, maquettes… et à la fin, les splendides photographies de Wolfgang Volz. À la jointure des deux parties, le film réalisé par Albert et David Maysles, qui fait découvrir en plus et mieux le couple (Jeanne-Claude étant décédée en 2009).
Christo arrive à Paris à l’âge de 23 ans, gagne sa vie en faisant des portraits qu’il signe de son nom de famille Javacheff. Du travail alimentaire, son art se situera ailleurs. Pour commencer, dans des tableaux proches de Dubuffet par leur tour matiériste, comme des extraits de terre lunaire, ça s’appelle Cratères, dans d’autres, intitulés déjà Surfaces d’empaquetage, où il utilise du papier ou du tissu, et des froissages, des plis viennent suggérer les ficelles, les cordes qui vont suivre. À retenir de cela, l’attention de suite portée à la matérialité, elle reste carrément terreuse, une fois en plein air, la toile changera, et le fera d’autant plus sous les effets de soleil et de lumière.
Mais la première expérience extérieure est tout autre, en réaction à la construction du Mur de Berlin : une nuit de juin 1962, la rue Visconti, à Saint-germain, une des plus étroites, est barrée par une pyramide de barils, la police intervient, et il faut démanteler. Le pli est désormais pris, le vœu est même déjà là d’empaqueter l’Arc de Triomphe, il en existe la preuve éclatante dans un photomontage. Cela aurait dû se faire cette année-ci, c’est renvoyé à l’automne 2021, pendant seize jours, du samedi 18 septembre au dimanche 3 octobre. Pour donner encore une idée de l’investissement, dans tous les sens, des projets de Christo, et ils ont toujours été autofinancés : pour la place de l’Étoile, il faudra 25 000 mètres carrés de tissu recyclable en polypropylène argent bleuté et 7 000 mètres de corde rouge.
Autour des années 60, toujours, voilà les Empaquetages qui avant les réalisations monumentales ont fait la renommée de Christo. Des fois, des blocs dont on ne peut deviner le contenu, et l’on ne s’en attachera que plus à la variation des textures ; d’autres fois, les objets bien que cachés, en partie du moins, se révèlent par leurs formes, le mobilier se trahit. Et il arrive à Christo d’emballer des statues, des modèles vivants, à l’œuvre par exemple sur l’esplanade du Trocadéro, recouvrant d’un plastique transparent une statue de Paul Nicklausse.
Juste avant de partir s’établir à New York avec Jeanne-Claude, Christo se lance dans une nouvelle occultation, de vitrines, de devantures de magasins. Elles sont entièrement obstruées, il arrive aussi qu’une lumière de l’intérieur ne fasse qu’épaissir le mystère. C’est toute la manière de Christo, dérober et révéler ensemble. Comme le fait, allons dans la patrie bulgare de l’artiste, l’oklad, la protection métallique destinée à couvrir (en partie du moins) les icônes ; pour les protéger, ou plutôt pour exciter l’imagination, à défaut de la mémoire, des croyants ? Une chance que l’art de Christo ne conduise pas au destin du jeune homme de Schiller, « geheime Weisheit zu erlernen », qui est poussé à braver l’interdit de l’image voilée de Sais : « Kein Sterblicher… rückt diesen Schleier », le lendemain, on le trouve étendu par terre, « besinnungslos und bleich ».
Les artistes sont moins impitoyables que les dieux et leurs serviteurs ; tel aussi Man Ray, avec sa photographie de l’Énigme d’Isidore Ducasse, de 1920 : le procédé de l’emballage dans l’esprit surréaliste. Avec peut-être la table de dissection, la machine à coudre, le parapluie, sous une couverture de feutre, ligotés d’épaisses cordes à nouer.