La guerre dans toute son atrocité. Voici qui sert de toile de fond à l’histoire d’amour chaotique, aussi passionnelle que vouée à l’échec entre Ian et Cate dans Anéantis, la dernière mise en scène de Myriam Muller au Grand Théâtre. Après avoir été plébiscitée pour son Dom Juan ou encore Blind Date, cette dernière s’attaque à un texte tout à fait différent mais toujours fort de la jeune Sarah Kane (1971-1999), auteure au destin tragique, pour en livrer une version crue, abrupte et percutante dont il est difficile de sortir indifférent.
Ian et Cate s’aiment. Ils s’aiment horriblement mal, mais ils s’aiment. Ils sont tous deux malades, plus ou moins sévèrement. Lui, journaliste local en apparence, est vulgaire, odieux et dégueulasse. Il s’impose à Cate, jeune fille en manque d’avenir et aux crises incontrôlables, comme une bête mâle s’impose à une femelle. Il plaque, tire, crache, renifle. Elle crie, fuit, revient, allume... Dès les premières minutes c’est limpide : tout cela ne finira pas bien. D’autant plus que Ian est condamné et qu’il ne fait pas grand-chose pour préserver le peu de vie qui lui reste. Dans ce pays rongé par la guerre urbaine que l’on imagine facilement en ex-Yougoslavie ou en Europe Centrale, Ian boit sans soif et fume clope sur clope, tente de jouir tant qu’il le peut avec sa partenaire d’infortune. Il est également à l’affût : loin de n’être qu’un simple journaliste, Ian est aussi un soldat. Il a tué, il a offensé. Alors qu’un soldat du camp adverse fait irruption dans la chambre d’hôtel qu’il partage avec Cate, le pointant de son fusil d’assaut, le bâtiment est bombardé.
La jeune fille s’est enfuie, il ne reste que lui pour servir de proie à ce soldat assoiffé de sexe et de sang, peu importe avec qui et dans quel ordre. Car il a déjà trop fait et trop vu pour garder un semblant de conscience humaine... Alors que la situation extérieure empire entre bombes et famine, les trois personnages imposent leur extrême à l’autre, sous le regard impassible d’une narratrice lasse, fantôme de l’amour perdu du combattant barbare.
Pour Kane, montrer cette barbarie, c’est faire acte de reconnaissance de la barbarie elle-même. Indignée par l’indifférence des médias européens face à la tragédie bosniaque, elle écrit Anéantis pour dénoncer de manière explosive. Si le texte trouve malheureusement un écho strident dans l’actualité internationale, il pose un défi de taille pour la mise en scène : comment montrer et conjuguer les atrocités de la guerre, le sexe violent, les mutilations à l’amour persistant et l’espérance ?
Myriam Muller y parvient habilement en mettant en exergue le caractère de pardon et de rédemption de la pièce. Dans leur folie, les personnages ne cessent de transpirer le regret, la tristesse des actes commis, passés et présents. L’humain ne s’efface ainsi jamais complètement, induisant une empathie presque dérangeante chez le spectateur. Le jeu d’acteur y est évidemment pour quelque chose : Elsa Rauchs et Jules Werner sont époustouflants dans l’incarnation de ce duo infernal, chacun répondant à la folie de l’autre et l’amplifiant, sans retenue, dans un ballet des corps tantôt glauque voire macabre, tantôt attendrissant, pendant quelques secondes... Ian et Cate sont là, les comédiens s’effacent devant les personnages. Le comédien franco-syrien Ramzi Choukair vient compléter l’action, sa gueule de méchant au service d’une énergie impeccable, sous le regard lointain et vaporeux de la narratrice Garance Clavel.
Comme cadre à l’interaction sordide de cet Anéantis, un décor multiple adéquat, qui sait suggérer en quelques instants la passion interdite, la violence d’une explosion de mortier ou encore les quelques minutes d’éternité qui précèdent la fin ultime... Tout est envoyé au visage du public, il est presque dommage que l’innommable ne soit pas plutôt suggéré, tu, pour en amplifier encore la portée dramatique et le choc. Mais c’est certain, cette adaptation de Myriam Muller rend hommage tant à la volonté de montrer de l’auteure britannique qu’au Grand Théâtre par son exécution sans faille.